Lucrecia Dalt x WWFG — No era sólida


La tendance, discrète mais bien réelle, s’est imposée, lors de la dernière décennie sans que personne n’ait eu besoin, dans les sphères indé, de la formuler. Aux musiques vaporeuses, volatiles,  éthérées, fragiles, sincères, préoccupées, répondent désormais régulièrement des visuels aux contours, et aux formes, eux aussi murmurés, suggérés, spectraux. C’est un visage que l’on affiche. Mais ce visage-là est brouillé.

Tendance brouillée

Ce n’est ni un photographe, ni un collectif, un designer ou un label, qui aurait gravé l’idée dans le marbre, aurait répandu la bonne parole, aurait pris le temps de dire : « pour cette musique-là, ce sera désormais comme ça ». Ça s’est fait instinctivement, au fil du temps, parce que les humains arrivent parfois, sans qu’il soit nécessaire de leur dire, à trouver des repaires qui les relie, par des liens invisibles mais solides, entre eux.

Un humain ou une humaine qui se perd, se retrouve, se tourmente, se soigne, se lance dans une thérapie qui passera par la transposition, sur disque, de ses névroses anciennes revenues à la surface pour qu’on ait de nouveau besoin de les prendre en considération. Je m’exprime mais c’est mon moi intérieur, avant tout, qui prend le dessus. Ce que j’ai à offrir vient du fin-fond alors, le fin-fond compte autant que ce qui trône habituellement devant. Elle est très sérieuse cette musique-là, parfois un peu malade alors les visuels qui l’accompagnent, ils ne sont pas très drôles. Il y a des humeurs de spectres là-dedans, et d’âmes tourmentées qui s’envolent en-dehors de l’enveloppe corporelle qui les arbitrait alors.

On parle de dubstep (tendance ultra minimale et ultra lacrymale), de R&B sensible et passée sous la moulinette de productions sentimentales, de techno douce, de folk sous Lexomil, d’electronica dépressive. James Blake, The Acid (le projet mené par RY X), Kelly Lee Owens, Gia Margaret, Anohni, Jeanne Added, Joni Void, ou récemment Marilyn Manson ou Declan McKenna, tendances rock dur et torturé (le premier) ou plus pop (le second). Tous en ont fait l’usage, de ces pochettes de disques qui proposent ces portraits si particuliers.

Multiplicité

Dans les années 50, les labels Blue Note et Impulse!, références absolues en matières de jazz classieux, innovant, expérimental, furent portés par une identité visuelle qui allait imposer le portrait en noir et blanc et avec beaucoup de classicisme dans le paysage musical. Les portraits que l’on évoque aujourd’hui en prennent le contre-pied, de ces portraits qui avaient avant tout pour ambition de montrer le beau, puisque ceux-là, ces pochettes qui donnent souvent l’impression d’être doublées (et qui le sont parfois) mettent avant tout en avant le bizarre, le décalé, la possibilité de dire « j’ai un visage, mais plusieurs personnes à l’intérieur de moi ».

Lucrecia Dalt, productrice et chanteuse colombienne qui a trouvé à Berlin une nouvelle ville d’accueil, l’utilise à son tour pour illustrer son dernier album en date, le très perturbé No era sólida (littéralement, « Ce n’était pas solide »). Signé par le studio WWFG (Karisa Senavitis et Kevin O’Neill en sont les créateurs), le visuel du disque résonne directement avec son titre (ce n’est pas solide et même, ça flotte) et avec les productions ombrageuses et soucieuses qui parcourent un album qui ne respirent pas la joie et même, qui donne parfois l’impression de ne plus respirer du tout. Les spectres, là encore, auraient-ils pris possession de ce visage aux allures d’esprit pas franchement bienfaisant ? Rien n’est solide et tout s’efface, comme ce portrait qui, au fur et à mesure qu’on le regarde, semble s’évaporer, déjà, loin d’ici ?

Le son

Au sein d’une discographie parsemée de références à ce qui ne dure pas (les morceaux « Liquid Sky », « Eclipsed Subject », « Antiform »…), la productrice Lucrecia Dalt pense, compose et interprète une musique glitch, electronica, expérimentale, minimale, désincarnée dont No era sólida est le dernier album en date. Un disque froid, distant et difficile d’accès, qui ne parlera qu’à ceux qui, coutumiers de ce genre de propositions, sauront prendre le temps de rejoindre cette Colombienne exilée en Allemagne dans ces contrées si cloisonnées qu’elle propose d’entrouvrir et de parcourir à pas de loups ou plutôt, à pas de brebis égarée dans une forêt sans lumière. Cherchez la lune, elle vous guidera.

Lucrecia Dalt (Facebook / Twitter / Instagram)

Lucrecia Dalt, No era sólida, 2020, RVNG Intl., artwork par le studio WWFG