James Blake – Assume Form


Les artworks de James Blake en disent long sur l’évolution de son état d’esprit, tant au niveau artistique que personnel et sentimental. En 2011, le chanteur anglais illustrait son très mature premier album par l’onirique portrait d’Erika Wall. L’artwork, peut-être l’un des plus marquants du début des années 2010, représentait le musicien anglais sous des traits imperceptibles, en superposant une demi-dizaine de photos quasi identiques de lui. Un cliché trouble d’une rare froideur, qui illustrait un album à la richesse folle et à l’identité forte, caractérisée par des morceaux déconstruits au possible, aux silences crèves-cœur.

James Blake x Erika Wall — James Blake (2011)

Deux ans plus tard, il livrait Overgrown, son disque le plus accessible, fort d’une production léchée et de morceaux autrement structurés, de nouveau illustré par un portrait, cette fois bien moins anxiogène. Le musicien y apparaissait de pied dans la neige, de quoi annoncer des chansons moins cathartiques pour lui, et un univers aux textures plus douces.

James Blake — Overgrown (2013)

En 2016, James Blake disparaissait pour la première fois, en couverture de The Colour of Anything, au profit de la silhouette dessinée par son homonyme, Sir Quentin Blake. Paradoxalement, l’album était son plus hétérogène, et représentait de manière exhaustive la palette d’émotions qui traversaient son esprit, comme un juste mélange de ses premières productions.

James Blake x Sir Quentin Blake – The Colour In Anything (2016)

Full sentimental 

Mais alors qu’il met en musique, depuis ses débuts, des émotions du registre de la solitude et de l’incertitude (« The Wilhelm Scream » ou « Radio Silence » en tête), James Blake semble avoir pris un nouveau recul sur sa vie sentimentale. Le musicien originaire de banlieue londonienne, aujourd’hui exilé à Los Angeles, signe cette année, avec Assume Form, une photographie de l’idylle qu’il vit, comme le souvenir d’une époque à graver dans sa mémoire — et celle de son public. Sans pour autant se détacher de l’univers ultra-mélancolique qui caractérise sa musique, James Blake se confie, avec recul et maturité, sur sa santé mentale — un sujet dont il a fait son cheval de guerre depuis la sortie, en mai 2018, de son single « Don’t Miss It », réagissant à l’étiquette de sad boy qui lui collait à la peau et se défendant que le procès lui était tenu uniquement parce que sa musique, avec les thèmes qu’elle aborde, ne répondait pas à des codes virilistes.

Il revenait d’ailleurs sur la question lors d’une récente interview pour Dazed : « […] toute ma vie j’ai été conditionné pour ne pas avoir envie de pleurer, ne pas être émotif, ou ne pas dire quand je ne me sens pas bien. À partir de ça, de quoi je peux parler ? Si je ne peux pas parler de mes émotions dans ma musique, si je ne peux pas parler de mon anxiété, de ma dépression, de ma tristesse, alors de quoi je vais parler ? Dans l’album, je parle de la façon dont je me sens maintenant, et je continuerai de le faire — ou pas, si je n’en n’ai pas envie — mais je continuerai à choisir si j’en parle ou pas, sans sentir que je ne devrais pas sous prétexte que je suis un homme. » Ainsi, on l’entend chanter sur « Power On » : « I thought I might be better dead, but I was wrong / I thought everything could fade, but I was wrong / I thought I’d never find my place, but I was wrong / And where I least wanted to look, it came along », alors qu’il sublime, quelques chansons plus tard, l’harmonie du couple qu’il forme avec l’actrice Jameela Jamil sur la magnifique « Can’t Believe the Way we Flow ».

Dans cette démarche introspective, Blake invite André 3000, mythique moitié d’OutKast, à se confier, dans « Where’s the Catch ? », sur la dépression qu’il combat depuis 2014. Le rappeur se livre de la manière suivante : « All my pets are mystic [comprendre pessimistic (thoughts)], keeps me in a cage (cage) / Aww, my head is twisted, kepps me spinnin’ ‘round for day (days) / Exorcism, pessimism has arisen / There’s no reason really, treason to myself so silly / So perfect, so perfect, so why do I look for curtains ? », dans une chanson traitant du contre-coup de la gloire et du statut de personnalité publique — l’expression « what’s the catch » est utilisée pour questionner la nature viable d’une situation d’apparence très avantageuse, l’équivalent anglais de « trop beau pour être vrai ».

Mugshot d’humeur

Pour illustrer un album aussi lunatique, tant il aborde et mêle des registres opposés, James Blake pose, dans un nouveau portrait, les mains sur la tête, ses doigts tirant ses cheveux vers l’arrière. Presque digne d’un mugshot, la photo rappelle Gustave Courbet dans son autoportrait du Désespéré. La démarche du peintre fait écho à celle du chanteur : il s’inscrit dans un mouvement réaliste, caractérisé par sa volonté de mise à mort du romantisme, prônant « une quête du réel, une représentation brute de la vie quotidienne ».

Gustave Courbet — Le Désespéré (1845)

Sans expression, le visage neutre, James Blake semble s’inscrire dans la même démarche : sans trop de fioritures, il se livre à cœur ouvert sur ses sentiments. Leur dualité est d’ailleurs représentée par les lumières, le clair-obscur brutal, qui divise son visage — car les pensées néfastes ne semblent tout de même jamais loin. Il est à noter que pour la première fois, la photo se situe dans un cadre, d’où se dégage un discret titre à la verticale, et où figure également un autre fragment du cliché. Un procédé de répétition, qui semble inclure l’image dans une plus grande fresque, pas vraiment terminée, qui ne tombe pas l’écueil « multifacettes », souvent repris dans l’univers des pochettes d’albums — même si la démarche aurait pu faire l’affaire. L’idée magnifie l’euphorie, toute relative, qui se dégage de l’album, et sublime sa dimension éphémère.

Le son

Le titre de l’album, également celui de son premier morceau, résume bien le disque. Assume Form, explique le chanteur chez Libération, c’est « […] le procédé par lequel on essaie de s’améliorer […] », pour « […] être une personne fonctionnelle, ce [qui] n’est pas évident pour beaucoup d’artistes. » Dans une démarche plus libre donc, James Blake continue son introspection, mieux entouré que jamais. D’une part, par sa compagne, qu’il décrit comme la raison pour laquelle l’album existe, mais aussi par des artistes avec qui il apprend à échanger. André 3000 évidemment, mais aussi Moses Sumney, dont l’album Aromanticism aborde peu ou prou les mêmes thématiques, Rosalía, Travis Scott et le producteur Metro Boomin’. Le musicien a trouvé une liberté qu’il apprend à partager, et sa musique n’en est que plus belle. Certes, Assume Form n’a pas la dimension de ballade cathartique de son prédécesseur, mais il explore avec une rare justesse l’état d’esprit de son compositeur, oscillant sans abus entre l’appréciation du moment et une forme rémission sentimentale. Une dualité que la ballade « Barefoot in the Park » résume à la perfection.

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James Blake, Assume Form, 2019, Polydor Records