Rone x Boris Camaca — Room with a view


Le timing, sur ce coup-ci, aurait difficilement pu être plus éloquent. Quelques jours avant la fermeture du monde et l’isolement d’une partie de ses humains à l’intérieur de leurs propres chez eux afin de se protéger de ce qui se trame dans le monde extérieur, le producteur de musique électronique Rone et le collectif de chorégraphes (LA)HORDE présentaient les premières représentations de Room with a view, avec les danseurs et danseuses du Ballet National de Marseille sur la scène du Théâtre du Châtelet, à Paris.

Collapsologie et raveries

Quelques dates assurées (spectaculaires et toujours effectuées à guichets fermés), et puis la chute, sensiblement proche de ce que cette création, qui était à l’origine une carte blanche proposée par le Théâtre du Châtelet à Rone, mettait en avant. Room with a view est une réflexion autour de la collapsologie — courant de pensée récent qui étudie les risques d’un effondrement de la civilisation industrielle et ce qui pourrait succéder à la société actuelle — et des conséquences directes des dérèglements climatiques sur nos systèmes, réflexion menée par le biais d’une musique électronique qui vole très haut, côtoie les bas-fonds et offre, en guise de réponses, quelques envolées lumineuses. L’actualité d’aujourd’hui, hier, on y songeait déjà.

Horizons sombre, pochette claire

À ce scénario aux visions catastrophées répond une pochette éclatante, et une mise en scène qui montre les danseurs du Ballet National de Marseille porter aux nues le producteur, une manière de dire que dans la tourmente, c’est grâce à l’aide des autres que l’on pourra prétendre s’élever plus haut. L’unité des corps et des âmes, plutôt que leur déliquescence, afin de lutter contre le risque de l’effondrement ?

Erwan Castex ainsi, apparaît de nouveau sur la pochette de l’un de ses disques. Si l’on inclus la pochette de Tohu Bohu dont on ne distingue pas très bien le personnage qui figure au pied de cette tour, qui annonce celle de « Babel » évoquée sur Room with a view, c’est une récurrence en même temps qu’une rareté peu commune au sein d’un genre — la musique electronica, tendance technoïde — dans laquelle il est d’usage de laisser l’humain qui produit la musique en dehors de toute représentation visuelle directe.

La pochette de Creatures était signée par Liliwood, l’illustratrice qui était également la compagne d’Erwan, et celle de Mirapolis par Michel Gondry, qui représentait alors cette cité extravagante et proche de celle décrite par Fritz Lang dans le classique Metropolis.

Camaca : Courbet à Barbès

Mais cette fois, et malgré le fait qu’il n’y ait sur ce disque aucun véritable featuring — on l’a jadis vu inviter sur ses albums Étienne Daho, Frànçois Marry, Baxter Dury ou Bryce Dessner — Rone n’est pas le seul « Human » à apparaître sur sa pochette signée Boris Camaca, ce photographe parisien au travail ultra coloré autant inspiré par la peinture des réalistes du XIXe siècle (il cite Courbet et Manet) que par les paysages urbains et humains du XVIIIe arrondissement (Barbès — Rochechouart, Place de Clichy, Château Rouge…) ou la pop culture des années 90-2000 (la télé, le web… les écrans). Un œil sur les trottoirs, un œil sur les musées, et un autre, mental cette fois dans le monde, solide et fugace, des rêves.

© Boris Camaca

À Rone, l’humain au centre de cette image, étiré comme un Christ sur une Croix invisible, laissons la parole :

« Room With a View c’est à la fois le nom de mon cinquième album et le titre d’un spectacle que j’ai créé avec le collectif (La)HORDE et les danseurs du Ballet National de Marseille.

J’ai enregistré ces derniers pendant leur répétitions, le bruit de leur pas, de leur respiration, je les ai même fait chanter en chœur pour apporter une présence organique dans cet album essentiellement électronique.

Et je souhaitais qu’on les retrouve sur la pochette. Je voulais une photographie de groupe, très expressive, pleine de vie et de mouvements.

J’avais en tête des références de peintures, comme Le Radeau de la Méduse de Géricault ou Le Jardin des Délices de Jérôme Bosch ; mais je voulais quelque chose de plus solaire et contemporain.

Jérôme Bosch – Le Jardin des Délices

Quand la directrice artistique Alice Gavin m’a fait découvrir le travail puissant et intrigant de Boris Camaca je me suis immédiatement dit que c’était lui qui devait prendre cette photo !

C’est cette énergie-là que je voulais capturer pour la pochette, pour mettre en avant le groupe et contraster avec l’image du producteur de musique électronique solitaire.

Rone

Le shooting a eu lieu sur le toit du Ballet National de Marseille. On a improvisé pleins de saynètes dans la bonne humeur, costumés par la géniale styliste Salomé Poloudenny. C’était un moment joyeux, à l’image de nos séances de travail collectives pour préparer le spectacle. C’est cette énergie-là que je voulais capturer pour la pochette, pour mettre en avant le groupe et contraster avec l’image du producteur de musique électronique solitaire. »

Le son

C’était l’urgence il y a quelques mois, ça l’est encore plus désormais : Room with a view interroge le monde qui penche dangereusement vers le mauvais côté de l’avenir, et le fait avec cette musique électronique propre à l’univers désormais bien implanté de Rone, fait de longues plages progressives, d’éclatements vertigineux, d’images qui se dessinent au fur et à mesure des beats. Pas de vrais featurings sur ce disque et contrairement à ce qui était le cas sur ses précédents disques, mais l’intervention, tout de même, de quelques paroles bienvenues, comme une nouvelle fois celle de l’écrivain et penseur Alain Damasio. Le monde court à sa perte mais voilà, il lui reste encore une chance : les morceaux « Human », « Esperanza » ou « Nouveau monde » paraissent résonner en ce sens et offrent une bribe d’espoirs au sein de cette « Raverie » qu’il conviendra à chacun d’aborder à sa manière. C’est que le monde de demain, c’est dès maintenant qu’il s’agit de l’envisager.

Rone (Site officiel / Facebook / Instagram / Twitter / Bandcamp)

Boris Camaca (Instagram / TumblR)

Rone, Room with a view, 2020, InFiné Music, 62 min., artwork par Boris Camaca