Jardin x Lény Bernay x Camille Dronne – Post-Capitalist Desires


Jardin x Lény Bernay x Camille Dronne - Post-Capitalist Desires

Quand Charles Crost, le fondateur du brûlant et belliqueux Le Turc Mécanique, nous contacte pour nous parler de la dernière sortie de son label au nom de faux robot joueur d’échecs, et quand on pose l’œil pour la première fois (il commence à y a une forme d’obsession là-dedans…) sur la cover de ce disque-là (Post-Capitalist Desires, de Jardin), on est saisi par le même vague dégoût fasciné qui nous avait déjà saisi lorsqu’il y a quelques mois, on avait dû orienter la rétine vers la pochette du dernier disque de Balladur, Plage Noire / Plage Blanche, lui aussi signé, pas de hasard dans le bizarre, chez Le Turc Mécanique.

Un corps d’homme, blanc-bec et tatoué, portant une prothèse laissant apparaître trois seins, là où il ne devrait pourtant y en avoir logiquement que deux. Le cadrage de la cover rappelle celui du premier EP et du premier album de Feu ! Chatterton, et son contenu, lui, rappelle plutôt la prostituée aux trois seins de Total Recall (le film de Paul Verhoeven, adapté de la nouvelle Souvenirs à Vendre de Philip K. Dick, qui avait déjà fasciné Catholic Spray), la moustache noire en moins. « Lény (plasticien lorsqu’il n’est pas musicien) t’a rédigé une note d’intension sur la pochette. C’est assez dense et c’est conçu pour être diffusé d’un bloc. Il insiste pas mal là-dessus ». Alors la voici.

Catholic Spray - Earth Slime

Catholic Spray – Earth Slime

Post-Capitalist Desires’ Cover – NOTES

par Lény Bernay

le 15.06.2016

« L’été 2014 j’étais à New-York pour ma première et unique fois avec Summer Satana (qui figure sur la cover de mon premier LP A Girl With A Dog In A Rave). Au même moment Jasmine Tridevil y était aussi pour défendre son buzz sur des plateaux TV, j’essaye sans succès de la contacter pour une rencontre puis je rentre en France. Un an plus tard, lors de la performance To release Post-Capitalsit Desires chez Deborah Bowmann, je publie une version longue (23 tracks) du LP Post-Capitalist Desires mais aussi mon rapport avec Jasmine Tridevil. Peu de temps après je fabrique cette prothèse sur mesure, assisté par la prothésiste Marion Bourdil et la styliste Alice Lespiau, qui est en photo sur la pochette au nom de The 3 Breasted Body que je montre une première fois en février 2016 à Hidden x Foreseen.

Ce travail présente mon rapport à notre monde des images, à notre « Ghost Réalité », qui est en partie décrite par les mots de Derrida dans le morceau « Ghost Dance » avec ce sample du film du même nom de Ken Mc Mullen. Finalement j’avance ici une stratégie de résistance qui m’est propre mais qui me semble indispensable. Que « FAIRE » de nos images, celles-la même qui dans leur excès et dans nos usages noient nos rapports sociaux et occupent notre « temps de cerveau disponible » par de la vacuité sinon de la pulsion consumériste ou animale. Mon processus a donc été de prendre en compte mes fantasmes les plus intimes, ceux qui ont fait qu’à l’apparition des images de Jasmine Tridevil j’ai été touché, excité et repoussé au plus profond par l’idée qu’elle puisse vouloir ressembler à autre chose qu’à une Bimbo, mais plus à l’icône mutante et fadement érotique d’un blockbuster de 1990. Total Recall et sa mutante ont une place de choix dans mes fantasmes issus de la conquête culturelle barbare américaine de mon cerveau. On n’est pas loin d’un fantasme pauvre et quasi porn mais la chose est ambigüe et paradoxale, il s’agit presque d’en faire un « retournement performatif » à la Judith Butler. Au fond cette mutante à 3 seins que je fantasme c’est un peu la version cyborg de moi-même, une image que je veux bien donner à voir de moi quand je me rends public par la musique et l’art, quand elle est associée à mes pratiques technologiques car elle se réfère à mon intime, mais aussi à un regard critique sur nos mœurs, nos images, le cinéma commercial. C’est ma dérivée du Cyborg Manifesto de Donna Harraway.

Jardin - A Girl With A Dog In A Rave

Jardin – A Girl With A Dog In A Rave

Cette deuxième cover répond donc à la première… sur la première on voyait un corps visiblement plus féminin, un corps que j’aime, associé/connecté à quelques machines par des cordages, des images et des jacks. Maintenant peu à peu ce nouveau corps se dessine avec en lui la technologie, les images, le cinéma, la musique, les prothèses. Je ne suis en rien dans l’anéantissement total des technologies, mais pour notre survie nous ne pouvons plus nier ou frustrer notre malaise, il faut agir et mettre en place des stratégies pour ne pas succomber ensemble à ce que Bernard Stiegler nomme la « Disruption » dans son nouvel ouvrage. Par cette image je manifeste, comme dans ma musique et particulièrement en live, une volonté de ré-incarnation de notre monde, de nos idées, de nos images, de nos rapports sociaux. Comme j’essaye de le développer sur l’album, encore plus sur la version longue, je crois que le Post-Capitalisme se dessine de manière empirique et avant tout à l’échelle de l’intime par notre puissance de jouissance, de transe, par la complexité de nos identités, de nos sexualités, de nos constructions et grâce à l’amitié.

Enfin il faut repositionner le Désir comme le fait Deleuze dans son abécédaire. C’est d’abord les Désirs et ce ne sont pas de « basses » choses sexuelles hétéro-phalo-centrées ou encore de vulgaires manifestations du peuple reprises par nos gouvernances politiques en campagne, les Désirs sont des forces collectives qui nous permettent de nous projeter, qui lient notre intime au groupe et donc au Politique, les désirs sont liés à la Folie et c’est cette Folie que nous devons exprimer pour penser autre chose qu’une Fin certaine. Tout ceci passe donc par le langage (et le non-langage), nous embrassons ici notre rapport au corps, aux images, à la musique, à l’art et donc à la magie. J’ose espérer que cette pochette d’album porte un peu de tout ça… jusqu’au jour ou je porterai peut-être, si j’en ai le courage, ces trois seins en public. ».

Le son

Le disque du chaos. Ou alors du monde, vu à travers le prisme de celui qui ne se voile pas la face, et qui ne voit pas forcément demain sous les meilleurs auspices (« Nuage Noir, « I Believe In Chaos »). Froidement réaliste (« Ambition SBAM », « Childhood Desires »), ce Jardin-là, loin de l’Éden originel, s’est construit dans une techno bruitiste, cold et bétonnée, qui laissera tout de même la place aux âmes les plus déviantes de toutes, la possibilité de danser. C’est encore ce qu’il y a de mieux à faire.

Jardin (Site officiel / Facebook / Soundcloud)

Jardin, Post-Capitalist Desires, 2016, Le Turc Mécanique, 38 min., Image: The 3 breasted body par Lény Bernay (ass. par Marion Bourdil & Alice Lespiau), photo par Camille Dronne & Lény Bernay, post-prod. âr François Quillacq, design graphic par www.withnofutureeverythingispossible.com