Feu ! Chatterton x Odilon Renon x Twice – Ici le Jour (a tout enseveli)


Feu ! Chatterton x Odilon Renon x Twice – Ici le Jour (a tout enseveli)

Odilon Redon réalise la version originale des Yeux Clos en 1890 (d’autres versions verront le jour plus tard), à un moment où le peintre originaire de Bordeaux amorce un tournant décisif dans sa carrière. Jusqu’alors focalisé sur des travaux principalement exécutés au fusain, Redon marque en effet ici, via cette toile qui devra devenir bientôt l’une des figures pionnières du symbolisme pictural, son passage primordial du noir à la couleur.

Un tournant esthétique motivé, aussi, par un tournant personnel. Après des années difficiles et une série de décès subie dans son entourage proche (successivement : sa sœur, son frère, un fils mort-né et deux de ses amis), Redon retrouve en effet le sourire avec la naissance, l’année précédant la réalisation de son tableau, de son dernier fils, qui demeurera lui en bonne santé. Dans ce contexte, il est ainsi d’usage de lire que Les Yeux Clos manifeste, parce qu’il se colorise et qu’il met en avant une figure a priori positive (sans doute un portrait, serein et apaisé, de la femme de l’artiste), l’état d’esprit nouveau d’un artiste ainsi engagé vers des horizons nouveaux.

Odilon Redon - Closed Eyes

Du sombre à la lumière

Ce passage du sombre à la lumière, c’est l’une des raisons qui a poussé les Feu ! Chatterton à faire de ce classique du symbolisme le visuel de leur premier album qui, chose rare, a justement attendu le choix définitif du visuel avant de trouver la manière dont il allait devoir être nommé. Arthur Teboul, le chanteur du groupe rencontré chez le tourneur Asterios :

« C’est après avoir choisi ce tableau que l’on a décidé d’appeler l’album Ici le Jour (a tout enseveli). Parce que quand on regarde la peinture, elle est bleue et a les yeux fermés, et pourtant on a l’impression que la lumière qui est autour d’elle provient de l’intérieur. Comme si elle était habitée par cette forme de sérénité. Et ça nous donnait envie de dire : ce disque renferme sans doute ce que l’on a de plus lumineux en nous. Car l’on trouvait notre EP assez sombre, et on voulait sur le LP quelque chose davantage pénétré de lumière. On s’est alors dit que prendre l’œuvre d’un peintre qui, à ce moment-là de sa carrière, passait du noir et blanc à la couleur, résonnait de manière assez logique avec notre évolution à nous. »

L’ambiguïté reine

La lumière du « jour », le sombre sur ce qui est « enseveli », et un tas d’ambiguïtés et de paradoxes qui ont validé le choix de Redon dans la tête de Feu ! Chatterton. Arthur, encore :

« Ce visuel, on dirait d’abord de l’art sacré. Comme si un Christ était entouré d’or et auréolé de gloire. Et en fait non, puisque c’est la femme du peintre. Peut-être que lui a voulu jouer avec cette iconographie religieuse aussi d’ailleurs. Et puis on ne sait pas trop, au premier regard, si le personnage est un garçon ou bien une fille. Et on aime bien cette ambiguïté androgyne. Qu’il y ait du profane dans le sacré et du sacré dans le profane, ça nous plaît. »

Une satisfaction et une évidence pour l’ensemble des cinq membres du groupe, (« quand on parle ‘image’, on est pourtant moins facilement tous d’accord que lorsque l’on parle ‘musique’ »), assez loin et en même temps assez proche de ce qu’ils envisageaient au départ :

« Initialement, on voulait une adaptation de La Mort de Chatterton d’Henry Wallis, auquel on doit notre nom. On adore ce tableau, mais on ne le trouvait pas suffisamment direct pour en faire notre pochette. On a d’ailleurs fait travailler une peintre italienne sur une réadaptation de ce tableau, mais ça n’a pas fonctionné. On a ensuite fait bosser mon frère (ndlr : Sacha Teboul), qui a fait la pochette de Bic Medium. Ça n’a pas fonctionné non plus. Et puis, notre manager Jean-Baptsite Allera m’a alors envoyé, juste comme ça, cette peinture d’Odilon Redon. Cette version-là, qui n’est pas la plus connue, mais une sorte d’étude a posteriori dessus. J’ai alors montré ça à tout le reste du groupe, et tout le monde a trouvé ça super. Parce qu’en plus de l’ambigüité qu’il dégage, il y avait ce bleu, qui est une couleur que l’on emploi souvent pour parler de notre musique entre nous. Le bleu du blues, le bleu de la nuit, le bleu de l’eau, les bleus qui font mal…Et puis si on le penche ce visuel, ça ressemble à Chatterton allongé sur son lit. Tu vois ? C’est presque le même ! On le redresse, il est vivant à nouveau ! »

Henry Wallis - La Mort de Chatterton

Henry Wallis – La Mort de Chatterton

Feu ! Chatterton x Odilon Renon x Twice – Ici le Jour (a tout enseveli)

Alors, bien sûr, ce n’est pas la version originale de l’album qui a été utilisée ici. Question logique de droit à l’image :

« Ça a été une petite aventure pour retrouver les ayants droits pour avoir le droit d’utiliser ce visuel…Il y avait juste une représentation sur Internet, et de très mauvaise définition en plus. On a galéré. On s’est arrangé pour retrouver le commissaire de l’exposition rétrospective qu’il y a eu à Orsay il y a quelques années. Mais c’était très mystérieux, personne ne voulait nous dire vraiment qui en était le propriétaire. On a finalement eu le droit d’utiliser non pas l’œuvre elle-même, mais bien une photographie de l’œuvreOn a ensuite fait appel au collectif Twice (ndlr : Fanny Le Bras et Clémentine Berry, qu’on a vu collaborer avec Poldyor, Les Nuits Sonores, La Gaîté Lyrique, Milk Magazine ou Zadig&Voltaire) afin de réadapter le visuel. »

Un visuel qui tisse un lien, enfin, avec les précédentes parutions discographiques du groupe, qu’il s’agisse de celui de Bic Médium (déjà, la présence d’un buste colorisé), ou surtout de celui du premier EP éponyme du quintet, qui figurait alors un homme de dos et sans tête (« peut-être était-elle en voyage », s’interroge Arthur) qui regarde la mer, mais qui se trouve à l’instant de la photo (celle de Boris Camaca, vu récemment via l’Opening de Superpoze) devant un parapet en bitume. Cet homme-là, Sleepy Hollow de Berck-sur-Mer (là où a été prise la photo), pourrait ainsi être amené à retrouver cette partie relativement importante de l’anatomie, en zieutant du côté d’une pochette et de son modèle originel, qui fait ainsi parfaitement résonner symbolisme pictural et symbolisme textuel. Choix judicieux.

Le son

D’abord remarqué, via un EP très partagé, pour la qualité de ses textes et pour la manière, inédite en ce début de XXIe siècle, dont ils étaient récités (par le charismatique chanteur du groupe Arthur Teboul), Feu ! Chatterton prouve sur ce premier LP sa capacité à former, aussi, d’excellents tubes pop, et d’inviter sous le même toit des textes à la Ferré et des beats à la LCD Soundsystem. Ici, l’avenir que l’on trouve via les réflexes (poétiques) que l’on avait, plutôt, dans le passé.

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Twice (Site officiel)

Feu ! Chatterton, Ici le Jour (a tout enseveli), 2015, Barclay, 53 min., pochette par l’agence Twice, d’après une peintre originale d’Odilon Redon