FKA Twigs x Matthew Stone — Magdalene

Dans le monde de l’artwork, l’utilisation du portrait est légion. Séducteur, forme d’invitation à l’écoute, le visuel d’un disque dispose d’une place paradoxalement importante dans l’imaginaire musical — plus indissociable, de par sa dimension incontournable, que le clip. Il est donc logique que bon nombre d’artistes fassent le choix de se montrer directement, tant ils peuvent représenter au mieux, eux-mêmes, ou les personnages qu’ils incarnent, la musique qu’ils produisent.
Si la liste des musiciens s’étant prêtés à l’exercice est forcément interminable, certaines démarchent sortent tout de même du lot. Ce sont par exemple les concepts de Björk, qui illustre chaque disque avec un portrait d’elle-même, grimée en un personnage correspondant à l’album, ou Lana Del Rey, qui constitue quasiment une histoire, occupant des positions différentes autour d’une voiture — et plus récemment d’un bateau. Une continuité à retrouver dans l’imagerie de Solange également, dont les deux derniers albums sont illustrés de portrait similaires.
Pour d’autres, l’exercice est l’occasion de tordre la démarche en se cachant la tête, comme chez Frank Ocean, le visage dissimulé sous sa main en couverture de Blonde, James Blake (pour qui, également, portrait n’est pas toujours synonyme de photographie) et Anohni, volontairement floutés par superposition d’images sur leurs premiers albums respectifs, ou encore Danny Brown, invoquant un glitch rétro et déformant du meilleur effet sur l’artwork d’Atrocity Exhibition. Un flou qui sied également à Kelly Lee Owens et Jeanne Added, respectivement en couverture de leur premier EP et premier album, qui ont sans doute puisé leur inspiration chez les The Cure, qui présentaient, en 1982 déjà, leur terrible Pornography avec un glaçant cliché déformé.
Dans la même lignée, certains exagèrent la démarche, comme Arca, en close-up démesuré sur le bien nommé Arca, tandis que d’autres prennent l’exercice du portrait au pied de la lettre en se mettant littéralement à nu, à la façon de Kelela, pour son album Take Me Apart, ou plus récemment Charli XCX, pour Charli.
Le jeu est sans fin et, de manière subversive ou non, beaucoup y trouvent leur compte. Même pour un artiste aussi discret qu’Aphex Twin, l’exposition du visage est primordiale pour créer, justement, un effet déstabilisant en se basant sur la surenchère. Un concept dont résulte d’inoubliables et cauchemardesques images, parmi lesquelles les artworks de Richard D. James Album et de Come To Daddy, pour ne citer qu’elles.
Une autre transgression notable est celle du « faux portrait », correspondant à ces artworks composés de photos ne présentant pas ces musiciens. L’album Contra, de Vampire Weekend, en est un bon exemple, illustré par le Polaroïd d’une inconnue au regard perçant. La technique a aussi été utilisée par TR/ST sur son premier album, mais aussi, quelque part, les Daft Punk, dont ce sont les casques — et pas directement les visages de Thomas Bangalter et Guy Manuel de Homem-Christo — qui mettent en image Random Access Memories. Tout aussi masqué, Orville Peck s’est récemment prêté à l’exercice sur son premier album, Pony.
Déformation professionnelle
Il paraîtrait presque difficile d’innover au vu de l’originalité des démarches déjà entreprises. Aussi populaire que détourné, le portrait pourrait sembler avoir donné tout ce qu’il avait à offrir aux artistes et à l’industrie musicale. Pourtant, FKA Twigs a toujours réussi à tirer son épingle du jeu, réussissant à imposer son visage de manière originale sur presque chacun de ses disques. Une habitude que la chanteuse britannique a de nouveau honoré sur son deuxième album, MAGDALENE.
Après avoir s’être dévoilée, très partiellement, en couverture de son EP2 en 2013, FKA Twigs a illustré son premier album d’un portrait réalisé en 3D par Jesse Kanda. Le regard dans le vide, la bouche à demi-ouverte et le visage vernis d’un rouge tout en nuances : le photoréalisme côtoie l’uncanny valley, et l’image est aussi bien intemporelle qu’ancrée dans son époque.
En 2015, de retour avec un nouvel EP, le conceptuel M3LL155X, la chanteuse s’est offert un nouveau portrait surréaliste, où son visage est traversé par sa main. Accompagné d’un sublime court-métrage, le projet, non-content de contenir quelques-uns des meilleurs morceaux livrés par la chanteuse jusqu’alors, a démontré la capacité de Twigs à rivaliser d’ingéniosité, mais aussi à savoir s’entourer d’artistes visuels de talent.
Derrière l’objectif : l’artiste Matthew Stone, de retour, cette année, aux commandes de l’identité visuelle de FKA Twigs pour MAGDALENE. Et puisque, décidément, nouvel album rime avec nouvelles textures chez la chanteuse, la voici aujourd’hui représentée sous forme picturale. Non pas à la manière de Lorde, peinte, lancinante, sur l’artwork de Melodrama, mais de façon synthétique.
Comme recouverte d’une terre séchée — peut-être celle dont elle est enduite à la fin du clip de « Cellophane », premier single de l’album —, Twigs pose, désincarnée, les yeux pigmentés et la peau comme ébauchée, meurtrie par les traces du pinceau qui aurait servi à lui appliquer la couleur dessus. Plus dérangeant encore, la texture qui la recouvre semble solide, comme un moule, une carcasse — en témoignent les creux et subtils nivellements qui la (dé)-composent. Même la chevelure de la chanteuse, détail toujours marquant de complexité et de perfection — à l’image de sa musique —, n’y échappe pas : tressés, ses cheveux forment un discret serpent (probablement une référence biblique, pour invoquer la figure chrétienne de Marie-Madeleine qui donne son nom à l’album).
Les artworks entiers de Stone montrent FKA Twigs siégeant nue — et « vide » —, sur un drapé aussi texturé qu’elle. Un procédé de pose qui fait probablement référence à la rigueur historique qu’imposait le portrait. Mais une chose est sûre : la chanteuse aime déformer son image, aussi bien en clip — déformée dans « Water Me » — qu’en photo — les variations de l’artwork de Jesse Kanda prenaient un malin plaisir à malmener son visage.
Qu’elle poursuive un idéal d’originalité ou qu’elle trouve simplement, dans ses expérimentations visuelles, le meilleur moyen de représenter sa musique, FKA Twigs dispose d’une imagerie des plus marquantes et inventives de ces dernières années.
Le son
Comme pour l’élaboration de son identité visuelle, FKA Twigs a toujours joué la carte de la subtilité. Dès son premier EP, auto-produit en 2012, la chanteuse donnait dans l’inclassable. S’inscrivant dans une mouvance R&B très influencée par l’expérimental — dont peuvent se réclamer des artistes de la trempe de Kelela ou Sevdaliza —, elle a su piocher le meilleur d’influences diverses pour imposer son propre style. Ainsi, structures trip-hop et synthétiseurs apex twiniens jalonnent le début de sa discographie.
Si sa rencontre avec la productrice Arca lui a permis d’affirmer une identité musicale complexe, à force de déconstruction millimétrée sur les instrumentales d’EP2, Twigs a toujours eu la présence d’esprit de ne pas se cloisonner à un style particulier. Une démarche dont a découlé, en 2014, le sobrement nommé LP1. Un nom bien désincarné pour un album qui n’a, aujourd’hui encore, rien perdu de son avant-gardisme, aux textures tordue — mêlant avec brio des musicalités sourdes avec des samples criards, comme sur l’aérien « Lights On » —, oscillant toujours entre l’organique et l’industriel.
Quatre ans après sa dernière production, le très juste EP M3LL155X, FKA Twigs est donc de retour avec MAGDALENE, un deuxième album au sein duquel la chanteuse ne fait que confirmer son statut de géniale prêtresse intouchable. Cette fois entourée d’une riche équipe de production, où figurent notamment Nicolas Jaar, Skrillex et Oneothrix Point Never, elle livre un disque dans lequel l’expérimentation côtoie, plus qu’à l’accoutumée, des mélodies structurées.
La voix, souvent distordue, de la chanteuse se marie aux compositions instrumentales desquelles on distingue, c’est assez rare pour le souligner, piano et violon, sur « home with you » ou « cellophane ». À la façon de Björk — époque Homogenic / Vespertine —, la chanteuse ne se prive pas de crescendos émotionnellement chargés, sur « fallen alien », tandis que son chant invoquerait presque Kate Bush dans « sad day ».
Enfin, des titres comme « mary magdalene » ou « holy terrain », aux mélodies plus frontales, viennent consolider un album à la cohérence et aux enchaînements d’une justesse absolue. Sublime, MAGDALENE s’impose aussi bien comme une réussite visuelle que musicale.
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Matthew Stone (Site officiel)
FKA Twigs, Magdalene, 2019, Young Turks, artwork par Matthew Stone