Björk x Andrew Thomas Huang — Vulnicura


Björk x Andrew Thomas Huang – «Vulnicura»

Des nombreuses bizarreries visuelles et plastiques qui jonchent l’univers sinoque et fantastico candide / morbide de Björk, la pochette de Vulnicura, son nouvel album encore une fois sorti chez One Little Indian, est sans doute, et de loin, la plus étrange et la plus scénarisée (et aussi la plus laide…) Habituée, parce qu’on la soupçonne quand même de mégalomanie aiguë, à mette en scène sa propre figure à travers chacune de ses pochettes (de la magnifique et célèbre cover de Debut signée Jean-Baptiste Mondino à celle, d’Homogenic d’Alexander McQueen en passant par celle, baroque et klimtienne, de Biophilia), l’Islandaise récidive ici et charge sa silhouette d’éléments figuratifs intégrés afin de constituer un lien direct entre elle et la thématique d’un album censé éponger les stigmates d’une relation amoureuse encore fraîche dans le corps, puisqu’elle l’est encore dans le cœur.

Du corps échoué…

Semblable à la petite sirène rêveuse d’Andersen (dont les jambes auraient déjà remplacé les nageoires), Björk est ainsi échouée sur un récif, courbée telle une contorsionniste exhibitionniste, le dos courbé sur une roche que l’on devine inconfortable. Parce qu’il porte en lui l’horreur et l’effroi, son visage, lui, donne l’impression d’avoir croisé le regard tueur de la Méduse caravagienne, dont la figure aurait été renvoyé par la mythologie sur une planète lointaine, là où le ciel est jaune et les rivages grisonnants.

Comme le capitaine Solo, congelé dans l’épisode V de Star Wars dans de la carbonite afin de pouvoir être livré plus facilement à un créancier peu scrupuleux, Björk est fusionnée avec la matière (en l’occurrence, avec de la roche), mais n’est pas, contrairement aux apparences, cliniquement décédée. Puisque Vulnicura est le testament amoureux de l’Islandaise, on peut plutôt considérer que c’est son cœur, métaphoriquement parlant, qui est figé. Et celui-ci fige plus que n’importe quoi d’autre…

Han Solo

Ici, Björk est statique, et en même temps mouvante. C’est le clip de « Family », réalisé par le jeune vidéaste californien Andrew Thomas Huang mais scénarisé par Björk – comme pour la vidéo de « Black Lake », présentée lors de son exposition rétrospective au MOMA de New York dans une installation sonore et visuelle) qui nous l’indique, car la pochette (également réalisée par Huang) en est directement issue. Hébergée sur YouTube, la pochette est, d’ailleurs, justement nommée « moving album cover ».

La pochette capte ainsi l’instant qui sépare l’état de non-vie à celui de vie. Le clip, qui aurait pu faire partie d’un entracte d’un film de Lars Von Trier (on se rappelle que Björk est l’héroïne centrale de Dancer In The Dark, un rôle pour lequel elle a remporté le prix d’interprétation féminine lors du 53e Festival de Cannes), se situe d’abord dans les ténèbres. Le corps de Björk, sans vie, se ranime progressivement lorsque revient la lumière. Et ce retour des forces vitales est marqué par ce liquide – une fusion de cire et de lave vivifiante – qui lui coule du corps et par ces fils qu’elle recoudra elle-même, pansant ainsi cette embouchure qui symbolise sans doute le cœur, bien que celui-ci soit à l’emplacement de la poitrine et qu’il ressemble à un vagin sanguinolent. Libérée de son enveloppe post-mortem, elle se relèvera afin de repartir vers le monde des vivants.

…au corps relevé

Björk fait ainsi ici acte de renaissance. Mais en le faisant, elle ne singe ni le Christ ni les Titans, ni le Léviathan. Elle figure plutôt la manière dont on se relève des douleurs du cœur les plus sévères. En rampant, en hurlant, en se relevant finalement.

Björk x Inez & Vinoodh x Vulnicura

Björk x Inez & Vinoodh x Vulnicura

C’est aussi le sens du packaging du vinyle de Vulnicura, superbement designé par le studio graphique parisien M/M (Michael Amzalag et Mathias Augustyniak), et notamment de cette superposition des visuels qui permet de passer, une fois la première couche physique retirée, à ce visuel qui était utilisé pour la version digitale de ce Vulnicura.

Lui aussi issu d’un clip (celui de « Lion Song », créé par l’association de Björk et du duo Inez & Vinoodh), on voit ici la chanteuse, sur ses deux jambes et le cœur vaginal recousu, emmitouflée dans un uniforme créé par Maiko Takeda – spécialiste des crinières remodelées – qui évoque autant le pissenlit pas encore défleuri que l’araignée docile.

Une araignée, ou peut-être plutôt une abeille, puisque la création de Takeda évoque une multitude de dards doucereux. Et cela serait cohérent. Car d’un visuel évoquant la putréfaction inerte des organes, on est passé à un visuel évoquant la vitalité sereine et retrouvée. Et on sait l’importance vitale de l’abeille, qui en faisant acte de pollinisation, permet la bonne reproduction des plantes et la bonne fécondité du monde. Le recyclage permanent, l’éternel recommencement. De la vie comme des amours, fructueux ou désastreux.

Le son

Album concept, album pansement, tout tourne sur Vulnicura (« vulnus » signifie « blessure » dans la langue de Cicéron et « cura » renvoi à « cure »…) autour d’une rupture amoureuse (avec l’artiste Matthew Barney, avec qui Björk a passé quinze ans de sa vie…) dont il convient ici d’étudier les origines, les évolutions, les conséquences. Neuf titres pour neuf étapes (les notifications temporelles sur le vinyle permettent, astucieusement, de suivre l’évolution de la relation…) qui pénètrent l’intime d’une artiste mais ne changent pas pour autant sa manière de composer (on n’est pas ici dans la démarche minimaliste de Sufjan Stevens sur Carrie & Lowell) : s’imposent toujours ainsi grandiloquences vocales et tournoiements instrumentales, au service d’une folk traumatique parcourue d’électro titubante. Un Björk essentiel. Pour sa discographie et surtout pour elle.

Björk (Site officiel / Facebook / Twitter)

Andrew Thomas Huang (Site officielFacebook / Twitter)

Björk, Vulnicura, 2015, One Little Indian / Believe Recordings, 58 min., pochette par Andrew Thomas Huang