Baden Baden x Brest Brest Brest – La Nuit devant


Avant-hier (en 2012, sur la pochette de Coline), trois garçons qui lancent leur regard en contrebas, tranquillement accoudés à une rambarde qui les protège du vide. Hier (en 2014, sur la pochette de Mille éclairs), quatre garçons plus jeunes encore qui font de l’aviron sur une étendue d’eau qui paraît, au moment où a été prise cette photo signée Carl von Arbin, relativement douce. Aujourd’hui ? Une manière minérale, météorique même peut-être, dont on ignore la source (vient-elle des bas-fonds ou du très haut ?), collée sur une plage faite de noir. Le contraste, entre les deux premiers artworks du projet Baden Baden (pop qui chante, qui fait voler, qui s’électrise lorsqu’elle ne s’électronise pas, et qui soigne de petites névroses dans de jolies chansons) et le troisième, est saisissant. Le groupe serait-il pourvu, pour ce nouvel épisode qui a mis cinq années à voir le jour, d’une esthétique techno, sombre et évocatrice, dans son fond, de formules déviantes ? Non, naturellement. Baden Baden, c’est toujours absolument pop, avec quelques dérives bienheureuses vers des formats plus décousus, mais ça reste pop. C’est sans doute en fait, pour Baden Baden, la propre compréhension et représentation de sa musique qui a, en cinq années, considérablement évolué. Le troisième album du groupe s’appelle La Nuit devant : comment pouvait-il, avec un titre pareil, ne pas être illustré par le sombre ?

La nuit, je mens

Cinq années donc pour composer les morceaux de ce nouveau disque. Ils sont désormais deux à penser le projet, Éric Javelle et Julien Lardé. Paris, la Bretagne : c’est dans ces coins-là que les onze titres de l’objet prennent progressivement forme. Niveau mixage, c’est Florent Livet (Phoenix, Two Door Cinema Club…) et Pavlé Kovacevic (Sebastien Tellier…) qui termineront le travail. Et niveau artwork ? Le trio découvre le travail de Rémy du collectif Brest Brest Brest, proche des artistes étiquetés Vietnam (le label rock / garage / pop douce de Franck Annese, patron de So Press, sur lequel on trouve Chevalrex, H-Burns ou O). Ça accroche, tout de suite. Éric : « Il a dans ses visuels un sens de l’impact immédiat, comme un slogan intriguant. Le détournement de ses images ou de ses photos brutes donne un sens nouveau et poétique propice à l’interprétation. Son approche très architecturale des cadres, formes, effets, agencements, me parlait aussi étant moi-même architecte ; une esthétique proche de revues d’architecture des années 60 tout en étant très actuelle. » 

Baden Baden © Bastien Burger

J’ai pris la mesure de la profondeur et de la noirceur qui se trouve à l’intérieur de votre disque. Il y a quelques chose d’empoisonné dans ses veines.

Rémy de Brest Brest Brest

Quelques échanges entre le groupe et le graphiste, toujours fructueux et passionnés. Rémy écoute beaucoup le disque, s’en imprègne, explore des pistes, rebrousse chemin, parvient à saisir le début d’une réponse. Il écrit au groupe, pendant le processus de création de l’artwork : « Ce qui semble réunir les différentes pistes que vous évoquez, c’est un aspect assez photographique des choses. Quand je travaille à partir de photos, j’ai souvent tendance à essayer de détourner le sens premier de celles-ci pour ouvrir vers d’autres lectures possibles ou simplement retrouver dans ce déplacement quelque chose qui serait en phase avec la matière du disque… » Il livre alors quelques premières propositions, parmi lesquelles cette pierre scannée qui deviendra, à terme, le visuel de l’album, proche, dans sa forme comme dans sa proposition, du travail d’un autre collectif dont on a déjà beaucoup parlé sur ces pages, le collectif Akatre. « J’ai pris la mesure de la profondeur et de la noirceur qui se trouve à l’intérieur de votre disque », écrit encore Rémy. « Il y a quelque chose d’empoisonné qui coule dans ses veines, que j’aime vraiment beaucoup. Ça a un peu guidé mes pas vers des formes très minimalistes et sombres (…) Je cherchais un truc assez organique mais qui échappe à la lecture dans un premier temps. En fait, je crois au monochrome pour votre disque »

Le groupe, aussi, y croit, et valide l’intuition de Rémy, aime « le côté esthétique / mystérieux / intrigant de cette forme « minérale » ». Question environnement graphique, et après plusieurs tentatives, c’est le noir et blanc qui l’emporte. « En plus des différents éléments typographiques (nom du groupe, de l’album), on lui a proposé de mettre le Track-listing sur la face avant de la pochette et le tout fonctionne un peu comme une affiche avec toutes les informations sur l’objet et une mise en forme symétrique qui structure la pochette. »

Éric, sous l’aval consentant de Julien, pour conclure, « J’y vois pour ma part un écho fort aux sonorités de l’album : une ambiance nocturne, plus sombre que par le passé, une matière première froide et brute scannée sur laquelle on vient provoquer un accident (le glissement) dont le résultat peut être aléatoire. Sur cet album, très souvent les prises (de guitares notamment) ont été enregistrées avec cette idée de spontanéité comme sur un coin de table pour désacraliser ce moment et partir d’une matière première brute que l’on va ensuite triturer, abimer, détourner avec de multiples effets pour obtenir une matière parfois fantomatique (par exemple la guitare d’intro sur « PLV »). »

Le son

La Nuit. On peut partir loin avec cette idée-là. S’y perdre, s’y retrouver, s’égarer et revenir, construire des ponts, ou louper d’autres. Ceux qui lièrent les deux premiers albums de Baden Baden et ce troisième n’ont pas permis à tous de passer de l’autre côté de la rive (seuls Éric Javelle et Julien Lardé gèrent désormais durablement le projet), et ont mis cinq ans à se construire. Cinq ans, ça laisse le temps de tergiverser, de s’interroger, de noircir un peu aussi quelques parcelles de territoire. Alors, si La Nuit devant n’est pas un album de pop toute noire, il a peut-être basculé quand même vers la pop grise, ou gris clair plutôt, puisqu’il faut reconnaître que l’on cumule, sur cet album fait de onze morceaux, les sensations de légèreté évidente et celles de pesanteurs tangentes. Devant la nuit, il y a le jour, c’est bien ça ?  

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Baden Baden, La Nuit devant, 2019, Starlight Rec. / Kuroneko, artwork par Brest Brest Brest