Oiseaux-Tempête x Frédéric D. Oberland – AL-‘AN!


Il y eut d’abord, et via le compagnon de route Stéphane Charpentier (Oiseaux-Tempête, 2013), ces deux mains, immenses et marquées par les empreintes du temps, jointes dans la direction inverse qui mène habituellement aux cieux. Il y eut ensuite, via le photographe turc Yusuf Sevinçli (Ütopiya ?, 2015), ce navire imposant, naufragé contre ces récifs rocailleux qui devaient avoir raison de sa toute-puissante arrogance. Et puis aussi, via Frédéric D. Oberland cette fois (Unworks & Rarities, 2016), cette peinture ayant subi les lamentations du passé, trouvée au gré du hasard sur les parois d’une église troglodyte de Cappadoce en Turquie, ex appartenance territoriale du gigantesque Empire Byzantin.

Il y a désormais, conclusion visuelle d’un triptyque incluant donc Oiseaux-Tempête, Ütopiya ? et AL-‘AN! (Unworks & Rarities, comme son nom l’indique, est à placer à part dans la discographie du groupe), cette femme, croisée aux recoins d’une manifestation musclée, dans la ville de Beyrouth, en train de pousser un cri que l’on a envie de croire parcouru d’un espoir vivace. La photo, de nouveau prise par Frédéric D. Oberland, membre décidément très polyvalent d’Oiseaux-Tempête, inclut pour la première fois un humain, fait de chair et d’os, au sein de l’iconographie, toujours en noir et blanc, du groupe. Avec l’auteur du visuel, et avec Stéphane Pigneul, l’autre membre permanent du projet, analyse de ce cri bien loin que celui que poussait l’antihéros de Munch, et un peu plus près d’une révolte toujours plus vivace.

Frédéric, peux-tu nous expliquer le contexte de cette photo, qui illustre ce nouvel album ?

Frédéric D. Oberland : Centre de Beyrouth, quartier du parlement sous bon quadrillage militaire et policier, mars 2016, premier voyage. La jeunesse, et pas que, manifeste dans la rue son exaspération contre la crise des ordures et le jeu corrompu des grandes entreprises et des politiques. Stéphane, Grégoire Orio et Grégoire Couvert (les deux vidéastes d’As Human Pattern qui nous accompagnent) et moi nous décidons d’y prendre part jusqu’au soir avec quelques amis Beyrouthins ; on rencontre, on observe, on discute.

Cette personne en train d’hurler, est-ce un inconnu croisé au hasard, ou quelqu’un que vous avez été amené à fréquenter, Stéphane et toi ?

Frédéric: Complet hasard. Dans une rue adjacente et tandis qu’on s’éloigne, un muezzin sonne le crépuscule en delay alors qu’on entend des voix se rapprocher scandant « Fuck You Solidere ! » (Solidere est un conglomérat / empire industriel ayant tout bonnement racheté et privatisé le centre-ville de Beyrouth, mêmes les rues!). Et cette jeune femme inconnue – celle de la pochette – était là ; je me suis approché.

Stéphane Pigneul :  C’était un moment quelque peu surréaliste, les manifestants nous arrivaient droit dessus, le muezzin avait comme enclenché une pédale d’effet jamaïcaine  et les flics arpentaient la rue de long en large sur leurs Harley-Davidson !  Véridique. C’est ce chant que l’on entend au début de « Through The Speech of Stars ».

« AL-‘AN! » : est-ce ce cri-là qui est en train d’être hurlé ? 

Frédéric : Est-ce qu’elle chante? Est-ce qu’elle crie? « AL-‘AN ! » ça veut dire « Maintenant ! » en arabe. Vu le contexte général, là-bas comme ici, ce serait sans doute un beau chant de ralliement. Une adresse aux étoiles, un éclat de jouissance, ou une réponse possible au point d’interrogation d’ÜTOPIYA? ?

AL-‘AN! est le troisième épisode d’une trilogie débutée avec Oiseaux-Tempête, et poursuivie avec ÜTOPIYA? Doit-on, ainsi, voir une connexion entre les trois visuels de ces trois albums ?

Frédéric : C’est la première fois que l’humain s’immisce frontalement dans nos pochettes. On en avait envie avec Stéphane pour ce disque tout en refusant de se commander ou de s’imposer quoi que ce soit au préalable. Il y avait sans doute du challenge à donner une suite aux deux très belles photos de Stéphane Charpentier et de Yusuf Sevincli qui ornent les pochettes de nos précédents albums, à continuer de faire sens dans la continuité. L’humain, les rencontres, la générosité et le courage nous ont marqué à Beyrouth et au Liban. Il fallait trouver une pochette adéquate qui puisse en témoigner, et porter ce « Maintenant! ».

Stéphane : Dès le début, les visuels des pochettes étaient très forts, et quand il a fallu penser à celle de notre Unworks & Rarities, Frédéric était prêt selon moi. Je l’avais poussé en Sicile durant la construction d’Ütopiya? à mettre ses propres photos dans le gatefold. Ce n’est pas facile d’assumer plusieurs casquettes dans un projet musical. La légitimité est importante et elle n’était pas gagnée d’avance vu nos collaborations précédentes. Frédéric est devenu un très bon photographe selon moi, je ne cesse de l’encourager dans cette voie.

Les covers ont une grande importance pour nous, nous sommes très attentifs à leur réalisation. S’il faut avoir un bel objet autant que la photo soit bonne également. Je suis très fier des clichés de Frédéric. C’était le cas pour Unworks & Rarities, ça l’est encore plus pour Al’An !, surtout avec le recul.

Frédéric, ce visuel-là s’est-il imposé de lui-même, ou as-tu hésité avec d’autres ? Et notamment avec certains de ceux figurant dans cette série de photos que tu as également ramenée du Liban ?

Frédéric : J’ai bien peu de contrôle sur mon geste photographique, je marche à l’instinct, comme en musique, comme notre musique d’ailleurs. J’utilise essentiellement un petit compact argentique à focale fixe ; pas de zoom, si je veux un gros plan c’est à moi de m’approcher. La réflexion est pragmatique, le choix pris sur le vif. Puis vient la magie des sels d’argent et de l’argentique, de ce qui ne se dévoile qu’au développement des pellicules, bien après le geste ou le moment présent, bien après le désir initial. C’est cette étape finale-ci, de révélation, qui m’intéresse le plus ; ce qui éclate, le grain qui se distord, les contrastes qui sabrent, ce qui peut apparaître et qu’on n’attend pas forcément, illuminé. Moins la trace de ce qui a existé qu’une possible nouvelle empreinte de ce qui est…  Pour la sélection et l’editing des images, on en a beaucoup parlé ensemble avec Stéphane et les Grégoire, montré le tout à quelques amis aussi. « AL-‘AN! » est notre disque où l’on entend le plus de voix ; « elle » s’est alors assez naturellement imposée.

À propos de cette série de photos, là pour compléter le visuel central, chaque photo est-elle liée à un morceau en particulier ?

Frédéric : Pas vraiment. J’ai pris ces photos au cours de nos deux voyages là-bas, en concomitance avec certaines des sessions de studio mais sans pour autant faire un lien archi-conscient avec ce qui allait devenir les différents morceaux de l’album. Le seul écueil qu’on voulait éviter aussi bien en musique qu’en photo c’était l’orientalisme, ce petit relent de néo-colonial à la papa qui fait toujours son lit tranquillou dans la pensée dominante de l’occident sur le moyen-orient. On avait envie de faire un disque avec la scène locale, de laisser parler, de partager, jouer et vivre un peu ensemble. Nos hôtes libanais (Charbel, Sharif, Abed, Ali, Youmna, Pascal, Fadi, Roy, Racha…) et nos invités ici (Mondkopf, Sylvain, G.W.Sok, Tamer, Stéphane, Pierre…) ont été si généreux ; cet album est pour eux.

Le son

Après la Grèce, la Sicile et Istanbul, c’est au Liban que Frédéric D. Oberland et Stéphane Pigneul concluent leur périple méditerranéen débuté en 2012, immiscé au sein de territoires où les problématiques politiques et sociales pèsent au moins aussi lourd que les espoirs qui, par réflexe de survie, y émergent. Entourés d’autres (Charbel Haber, Sharif Sehnaoui, Tamer Abu Ghazaleh, G. W. Sok, Stéphane Rives, Mondkopf…), et parcouru par ces field-recordings (extractions sonores du réel) encore très présents, le free-rock jazzy, sombre, patient et crépusculaire de cet AL-‘AN! s’affirme, sans nul doute, comme un véritable cri brûlant, gorge déployée pour les besoins d’une lutte concernant le tout. Pour ne pas sombrer dans le rien. Et la révolte pour maintenant.


Oiseaux-Tempête (Site officiel / Facebook / Soundcloud)

Frédéric D. Oberland (Site officiel / Soundcloud / Twitter / Instagram / Viméo)

Oiseaux-Tempête, AL-‘AN!, Sub Rosa, 2017, photo par Frédéric D. Oberland, artwork par Mountain