Oiseaux-Tempête x Yusuf Sevincli – ÜTOPIYA?
Les oiseaux-tempêtes (ou océanite tempête), comme le suggère leur nom, sont considérés par l’imagerie collective comme des volatiles annonciateurs d’un malheur prochain. Rarement visibles, ils ne sont aperçus par l’être humain qu’au cours de ces tempêtes maritimes qui, par la puissance qu’elles exercent, ont si souvent emporté navires et marins au fond des océans les plus profonds.
Allégorie…
Ces oiseaux, protégés car leur nombre décroît au fil des années, l’équipage de ce bateau photographié sans couleurs par le Turc Yusuf Sevinçli en a peut-être croisé quelques-uns avant de voir sa course s’interrompre brutalement – la faute à ces récifs rocailleux sur lesquels il est affalé, la moitié du pont déjà engloutie par des eaux désormais apaisées.
La liaison entre le nom du groupe et le visuel choisi pour la pochette d’album paraît alors aller de soi. Et plus encore si on l’associe au titre de ce second album – ÜTOPIYA? –, paru chez le très radical Sub Rosa, puisque l’on serait tenté de dire, en analysant un minimum, que l’album pose la question (d’une forme d’utopie possible), et que la pochette lui répond instantanément (par la négative, puisque le bateau paraît quand même être dans un sale état…)
…et coïncidences
Interrogés sur le sens de ce visuel et sur le lien possible entre tous ces éléments, Frédéric D. Oberland et Stéphane Pigneul, qui en compagnie d’autres forment Oiseaux-Tempête, nuancent la place et la pertinence, dans leur travail, des allégories trop intellectualisées, y préférant le concept de « coïncidence heureuse » :
« Il y avait cette photo d’Yusuf Sevinçli qui nous obsédait, une photo qui faisait partie d’un diaporama d’une quinzaine d’autres devant lequel on avait joué à Toulouse, à l’occasion d’un spectacle qui s’appelait Temps Zéro. Nous, on improvisait sur ce diaporama assez immense, sur un écran de 8 mètres de large. C’était assez étrange, puisqu’il y avait une tempête dehors à ce moment-là. L’écran se pliait, le bateau est arrivé, on a tous eu un flash. C’est resté dans la mémoire du groupe. Quand on s’est tous retrouvés en studio, cette image-là s’est imposée de manière assez naturelle. »
Doit-on ainsi, en se basant sur cette révélation romanesque, remplacer le terme de « coïncidence » par celui de « providence » ? Cette photo, qui est donc venue d’elle-même s’imposer dans l’imaginaire concret du groupe, fait partie d’une série largement exposée que son auteur a nommé Good Dog (Mois de la Photo de Moscou, PhotoBiennale de Thessalonique, au Bal de Paris, FotoFreo en Australie…), qui vient s’ajouter à une autre série, tout simplement nommée Marseille.
On parlait de coïncidence. Et l’histoire qui lie le groupe parisien à l’artiste turc en est décidément remplie. Car la Cité phocéenne, bien sûr, c’est d’abord l’image de son Vieux Port venant border la Mer Méditerranée. Et la Méditerranée, c’est précisément le terrain d’investigation favorisé par Oiseaux-Tempête sur ses deux albums studios, dont les agencements post-rock et free-jazz se trouvent entrecoupés par des instants volés au réel (ou field recordings), captés dans des pays que le groupe a pris le parti d’investir.
Ce fut la Grèce pour le premier album éponyme du groupe, dont les ressentis humains de la crise politique, économique et sociale, avaient été captés (par la vidéo et par le son) par Stéphane Charpentier, qui s’était notamment chargé, en plus de tout le travail photographique entourant l’album, de la pochette de ce premier disque. Pour le second album, en plus de la Sicile (où séjournait un temps Stéphane Pigneul), il n’est pas étonnant d’apprendre, parce que certains éléments sont délibérément faits pour se rencontrer, que c’est à Istanbul, là où vit et travaille Yusuf Sevinçli, que Frédéric D. Oberland est venu enregistrer quelques bandes sonores que l’on peut entendre aux recoins de quelques pistes issues d’ÜTOPIYA? (« Omen : Divided We Fall », « Yallah Karga – Dance Song », « AsIan Sütu – Santé, Vieux-Monde! »)
Le lien entre le travail du photographe turc et des musiciens français, proximité décidément étonnante, existe également dans leurs manières respectives de construire leur art. Car Yusuf Sevinçli, artiste « nomade » dans sa construction créative, favorise la mobilité permanente et l’imprégnation constante de paysages et d’atomes nouveaux. Instinctivement spontané, c’est l’instant qui s’en va dicter son cliché. C’est aussi évidemment le cas pour les membres actifs d’Oiseaux-Tempête, qui, s’ils paraissent bien implantés dans les terrains bercés par la Méditerranée (bien que basés à Paris), font aussi acte de vagabondage plus que de sédentarisation. Après la Grèce, la Turquie et la Sicile, le groupe assure d’ailleurs vouloir ponctuer sa trilogie disco-anthropologique par la viste d’un nouveau pays méditerranéen. Reste à voir s’ils assumeront de s’y rendre par la voix maritime…
Le son
Loin de l’intellectualisation esthétisante qu’on pourrait lui prêter au premier abord, Oiseaux-Tempête revendique le côté spontané, et même souvent improvisé, d’un second album qui s’écarte un tantinet du post-rock du premier pour s’orienter plutôt vers un free-jazz anthropologique, entre Aquaserge, Set Fire To Flames et Chassol. Un album libre, en somme, mais qui se serait vu imposer cette liberté plutôt que de l’avoir choisie…
Oiseaux-Tempête (Site officiel / Facebook)
Yusuf Sevinçli (Site officiel)
Oiseau-Tempête, Ütopiya, 2015, Sub Rosa, 76 min., pochette par Yusuf Sevinçli