Tour-Maubourg x Thomas Brandy x Cécilia Martinez — Paradis artificiels


Il y a quelques mois, Thomas Prunier — le manager de Pont Neuf Records — propose à Pierre d’Estienne d’Orves et à son projet Tour-Maubourg d’envisager la possibilité, pas si fréquente en musiques dites « électroniques », d’un premier album. Quelques EP, déjà, étaient parus (sur Pont Neuf Records mais aussi Happiness Therapy ou Salin Records) mais cette fois, la marche est plus haute. « Je voulais que cet album soit l’occasion de prendre le temps, à la fois dans sa création mais aussi lors de l’écoute. », résume Pierre, qui commence à composer l’album au sein d’un studio niché à Paris, dans les locaux de Villette 45. Là-bas, beaucoup de rencontres et donc, nécessairement, quand on est capable de les recevoir vraiment, beaucoup d’idées qui se percutent, se rencontrent, se confondent, fusionnent. Pierre :

« Du jazz-funk à l’ambient music, passant par l’électro et le zouk, j’ai découvert grâce à eux de nouvelles textures sonores, de nouvelles façons de produire, construire les morceaux. Bien sûr ces rencontres ayant élargi mon spectre des possibles j’ai voulu expérimenter, et surtout réconcilier les sons que j’entendais résonner dans ce lieu et qui me fascinait, avec ce que je produisais déjà à l’époque. »

Rencontres

Aux côtés des autres, on grandit et aux côtés des autres, parfois, on mute. La musique de Tour-Maubourg s’en ressent. Ce sont de nouveaux Paradis artificiels (le titre est évidemment emprunté au livre de Baudelaire) qui jaillissent. « Musicalement, Paradis Artificiels est un album hybride qui mélange le sampling de morceaux jazz comme sur mes précédents EPs, et le monde des machines. On y retrouve des sonorités électronique, africaines, downtempo ou encore breakbeat et jazz ».

Il y a donc, disons, du St Germain (monument des débuts de la French Touch à la fin des années 90, souvenez-vous) chez Tour-Maubourg, dans cette volonté de fusionner les musiques électroniques, les musiques jazz, les musiques que l’on compose et que l’on entend en dehors de ce que l’on pourrait continuer) à appeler (peut-être ne le devrions plus ?) le monde occidental.

Jazzy

L’esthétique jazz ? Thomas Brandy, qui a aussi réalisé le très beau clip de « Ode to Love », s’en est largement inspiré au moment de penser la pochette de ce disque (il en l’auteur avec Cécilia Martinez, qui s’est, elle, chargée du design). Thomas Brandy, laissons-lui, un instant, la parole :

« Tout est parti de la musique de Pierre, et de sa volonté de renouer avec l’histoire du jazz dans cet album . On a discuté de l’esthétique qu’on cherchait à créer et petit à petit, par associations d’idées, on a abouti à ce résultat. Tout comme dans sa musique, on a puisé dans des références des années 1950, 1960 l’époque des grandes heures de la maison de disque Blue Note Records et de ses pochettes légendaires. 

Documenter l’environnement quotidien de Pierre, son isolement dans la musique, son envol intérieur au moment de la composition.

Pour coller avec le morceau, on a avancé très librement, par instinct. On a filmé sans définir les séquences à l’avance, sur le vif. L’idée de départ était de documenter une journée dans le studio et dans l’environnement quotidien de Pierre, son isolement dans la musique, son envol intérieur au moment de la composition. On a voulu représenter des souvenirs flous et saccadés. Des images brutes qui se succèdent, se figent, se répètent, surviennent parfois à des moments inattendus. Le film donne à voir des bribes de mémoire qui entourent le studio. 

Pour les images, je me suis beaucoup inspiré de la photographie japonaise de l’après guerre : des fanzines imprimés à l’arrache sur du papier journal, avec les moyens du bord. Des artistes comme Masahisa Fukase et Daido Moriyama qui utilisent souvent des expositions assez longues, laissant la place au flou et à l’erreur photographique. Instinctivement ça nous rappelle notre mémoire, il y a des zones d’ombres, des moments difficiles à entrevoir. C’est une façon de représenter les souvenirs qui est plus juste, elle s’inscrit dans un autre temps : quelque chose de trop rapide, qu’on n’arrive pas à saisir, bourré d’inserts incongrus et d’associations d’idées.

Dans un moment où la création artistique s’est repliée « chez soi », je trouvais ça pertinent de représenter le familier, ici le cadre du studio dans ce qu’il a de plus brut.

C’était important de faire ressortir les lumières et les textures, celles de ce qu’on filme mais aussi celles du médium, ici la pellicule. On a voulu faire ressortir le grain, et les fuites de lumière pour rester dans cette esthétique du home-movie en caméra au poing des années 1960, et essayer de retrouver un peu de sa liberté. J’ai revu certains films Chris Marker, et surtout de Jonas Mekas qui m’ont beaucoup influencé. Jonas Mekas filme sa famille, ses amis, son environnement direct. C’est très intime, comme le track de Pierre, « Ode To Love ». 

Le son

Une house qui flotte dans le ciel, frôle les sous-sols, culmine parfois au sommet — le très beau « Ode to love » —, s’arrête un instant pour admirer, de tout en haut ou de tout en bas, le panorama. Le producteur Tour-Maubourg parle d’amour et de sens troublés (dans Les Paradis artificiels, auquel ce disque emprunte le titre, Charles Baudelaire explorait en 1860 la connexion entre création poétique et drogues plus ou moins douces), et le fait par la grâce d’une musique électronique chaude, quoique distante. C’est que le sentiment amoureux, lorsqu’il est si intensément ressenti, peut impressionner au point de devoir, pour ne pas vaciller, faire l’effort de ne pas trop se livrer. « Le bon sens nous dit que les choses de la terre n’existent que bien peu, et que la vraie réalité n’est que dans les rêves », écrivait Baudelaire…

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Tour-Maubourg, Paradis artificiels, 2020, Pont Neuf Records, 39 min., artwork de Cécilia Martinez