Sufjan Stevens — The Ascension


L’américain Sufjan Stevens (naissance à Détroit en1975) est sans doute l’un des songwritters les plus doués de sa génération, et l’un de ses compositeurs les plus exubérants. Lancé jadis (à moins que ce ne soit toujours le cas ?) dans une épopée balzacienne visant à proposer un disque consacré à chacun des cinquante États américains (l’album Greetings From Michigan The Great Lake State ou le chef-d’œuvre Illinois avaient débuté cette odyssée inachevée), auteur capable de proposer des disques au folk minimal (Seven Swans, Carrie & Lowell) ou plus spectral (son travail pour les bandes originales de Call me be your name ou Moi, Tonya), comme aux expérimentations pop / art rock maximales (l’ovniesque Age of Adz, ou plus récemment le collaboratif Planetarium, où chaque morceau explore une planète du système solaire…), Sufjan Stevens avait également sorti cette année le disque Aporia, exclusivement instrumental cette fois.

Sufjan Stevens & Lowell Brams

Et Sufjan devint peintre

Clairement décevant et porteur d’un intérêt relatif — de longues sessions d’improvisations instrumentales, qui tournaient un peu en rond, avec son beau-père Lowell Brams (celui de Carrie & Lowell, qui est aussi le co-fondateur du label Asthmatic Kitty Records, où Sufjan sort l’ensemble de ses disques) —, le disque allait toutefois révéler un intérêt inattendu. C’est que la pochette rouge orangée qui orne le fronton du disque, avec son illustration centrale qui évoque, entre autres possibilités, une créature mythologique depuis longtemps disparue ou vivant dans des abysses si profond qu’on aurait jamais eu la possibilité d’en documenter l’existence, elle était signée de Sufjan lui-même. L’américain ne se contentait plus d’apparaître en qualité d’interprète, de compositeur, de musicien, de chanteur, de producteur, de grand architecte. Sufjan Stevens, garçon que l’on devine légèrement control freak, s’occupait désormais aussi des visuels de ses disques.

Jusqu’alors, ce travail-là, Sufjan l’avait pourtant laissé aux autres. Quelques collaborateurs ponctuels ici et là (Matt Morgan pour Enjoy Your Rabbit, Laura Normandin pour Greetings From Michigan The Great Lake State, Prophet Royal Robertson pour The Age of Adz, Divya Srinivasa pour Illinois et ses chutes The Avalanches) le frère de Sufjan lui-même (Marzuki Stevens, qui signait la pochette de Seven Swans), et globalement, des pochettes bien moins marquantes que ce que mériterait une discographie aussi audacieuse, exceptées, sans doute, les illustrations proposées dans le cadre de Planetarium, disque cosmique et vertigineux proposé aux côtés de James McAlister, de Bryce Dessner, de Nico Muhly.

Le chemin de l’Ascension

Et puis The Ascension, et son mandala cubique qui attire l’œil et capte immédiatement le regard. Inspirée de l’expressionnisme ultra coloré de Paul Klee comme du cubisme des Delaunay (de Robert comme de Sonia), cette peinture, devenue la pochette du nouveau disque de Sufjan Stevens, paraît proposer une interprétation de ce qu’impliquée l’idée de The Ascension, le titre de ce huitième album (hors collaborations multiples). Des flèches directionnelles, sur ce tableau semblable au vitrail d’une église moderniste, indiquent le cercle qui domine le tout. C’est de là, semble-t-il, que l’ascension (mentale ? Spirituelle ? Physique ?) se fera. Le chemin est balisé, il est opérationnel. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit qui se retrouvent, convergent et fusionnent au sein de ce grand tout ? Pourquoi pas, l’œuvre de Sufjan étant parfois profondément pieuse (sur Seven Swans, il récitait par exemple parfois quelques psaumes bibliques) et pénétrée d’un mysticisme certain comme c’est encore le cas dans cet album qui évoque le spirituel en sollicitant l’éveil de la conscience aux dépens du futile.

Garder les pieds sur terre. Rester honnête. Rester simple. Continuer d’avancer

Sufjan Stevens

« Mon objectif pour cet album était simple : interroger le monde qui nous entoure / Questionner tout ce qui ne tient pas la route. Eradiquer toutes les conneries. Faire partie de la solution ou s’éloigner. Garder les pieds sur terre. Rester honnête. Rester simple. Continuer d’avancer. », disait-il en marge de la présentation du disque. The Ascension est « un appel à une transformation personnelle et un refus de jouer avec les systèmes qui nous entourent. ». Se transformer en se retrouvant, en montant au sein de son propre soi, comme Siddhartha Gautama devenu Bouddha ? Sufjan dresse le panorama d’un monde qui s’écroule et y propose une échappatoire. Celle-ci devra être spirituelle, et prendra la forme d’une élévation vers autre part, dans un hospice mental, et plein de jolies couleurs tant qu’à faire, dans lequel il est parfois possible de trouver un recoin douillet et protecteur dans lequel se calfeutrer. Pour vivre heureux, vivons perchés.

Le son

En cinq ans, Sufjan Stevens a écrit un album entier rendant un hommage très bavard et très humble à sa mère récemment décédée (Carrie & Lowell), et un autre, complètement muet et plus apaisé, à son beau-père, avec qui l’album avait été composé et interprété (Aporia). Les traumas de jeunesse définitivement gravés dans le marbre d’un disque vinyle, compact, digital et expulsés loin de l’esprit (ou en tout cas, moins proches), la place était enfin de nouveau libre à la composition d’un disque qui évoquerait autre chose que les forêts épaisses parcourues, hier, par un autre soi-même.

The Ascension, ainsi, est sans aucun doute un disque spirituel, plus que ce que le très politique « America », longue diatribe qui narre les tares d’une Amérique schizophrène, malade, autoritaire, pourrait le laisser penser. Et le spirituel, par Sufjan, ne passe pas cette fois par un folk brut et sans artifice comme ce put être le cas hier (Seven Swans) mais bien par un long délire art rock où le propos global est dilué dans une avalanche de pistes pas toujours très audibles. The Ascension est le successeur, des années plus tard, de The Age of Adz, sans doute le disque le plus inaccessible de la discographie du songwritter américain. C’est perché, c’est plein d’une poésie certaine, c’est parfois étonnamment pop (le single « Video game ») c’est relativement opaque. Souhaitons tout de même que Sufjan en redescende un jour, de cette ascension, car c’est tout de même lorsqu’il gratte les cordes et les accompagne tout juste de quelques murmures qu’on préfère, depuis toujours et encore aujourd’hui, l’entendre s’exprimer.

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Sufjan Stevens, The Ascension, 2020, Asthmatic Kitty Records, 80 minutes, artwork de Sufjan Stevens