Sufjan Stevens – Carrie & Lowell


Sufjan Stevens x Carrie & Lowell

Carrie & Lowell est un album de deuil. Celui de la mère de Sufjan Stevens, décédée il y a deux ans et demi d’un cancer du poumon, une disparition qui aura poussé l’auteur d’Illinois à lui consacrer (parce qu’il faut se souvenir et pardonner les erreurs d’hier) l’épiderme de ce septième album studio. Album polaroid, Carrie & Lowell, parce qu’il s’apparente davantage à une thérapie qu’à une création hautement réfléchie, prend le parti d’une narration de l’intime aux dépens des fantasmagories personnelles et / ou collectives utilisées lors des précédentes créations discographiques (Age of Adz mêlait par exemple, à certaines extrapolations mystiques et païennes, l’imaginaire émanant d’une folie cérébrale avancée). Une confrontation du fictif et du vrai visible dans les textes de l’Américain comme dans les visuels de ses pochettes, souvent kitsch et naïfs, comme s’ils étaient tirés d’une carte postale d’autoroute (Michigan, Illinois, Seven Swans…) ou d’une BD inaboutie d’un gosse perdu au milieu des nineties (The Avalanche, Songs For Chrismas, The Adge of Adz…)

« This is not my art project. This is my life », résumait-il lors d’une longue et superbe interview accordée au magazine américain Pitchfork…

Carrie & Maman

Mais Sufjan ne fait pas véritablement le deuil de Maman. Il fait plutôt celui de Carrie, cette personne de sexe féminin qui l’a enfanté mais qui ne l’a pas élevé, et avec laquelle il a toujours entretenu des rapports largement distants. Car Carrie a abandonné le domicile familial alors que Sufjan n’était âgé que d’une année. En grande détresse physique et mentale, elle ne pouvait assurer l’éducation d’un enfant en bas âge. Il ne la voyait ainsi qu’occasionnellement, parfois chez ses grands-parents, quelques jours pendant les vacances. Quelques mois avant sa mort, ils s’étaient un peu rapprochés. Mais pas suffisamment pour combler les brèches laissées ouvertes par le passé.

Loin des yeux, et donc loin du cœur ? C’est initialement ce que pensait Sufjan Stevens, surpris par la douleur ressentie lors des mois ayant suivi le décès de sa mère. Une sorte de crise d’adolescence, puérile et autodestructrice (drogues, nuits blanches, alcool, et composition de cet album…) a suivi, accouchant d’une série de remords personnels et de craintes de l’oubli qu’il s’avérait absolument nécessaire de coucher sur un album. Il y raconte donc Carrie, cette femme qu’il a finalement bien peu côtoyée, mais dont il a toutefois retenu qu’elle était parfois sans domicile fixe, assistée, alcooliques, bipolaire, dépressive, schizophrène. L’existence chaotique d’un être en difficulté.

La photo utilisée pour faire office de pochette à ce septième album studio (il fallait, pour faire écho à des textes intimes, une photo intime) n’évoque rien de ces complexités physiques et mentales. Ici, Carrie est juste une personne ordinaire, captée dans une posture ordinaire, dans un appartement ordinaire.

Intime et distant

Distante et impersonnelle, cette photo pourrait être celle de n’importe qui (ou en tout cas, de n’importe quel couple posant devant un appareil photo au début des années 1980…) Et c’est peut-être pour cela que Sufjan a décidé d’en faire la pochette de son album : afin de manifester cette distance toujours perceptible entre lui et cette mère ici racontée. Car c’est bien ici une photo de Carrie, et non la photo de cette personne à laquelle l’on donne ce nom générique que la plupart des humains de la Terre donnent à leur génitrice maternelle…

La photo suggère la distance, aussi, parce qu’elle capte la pose d’un couple distant. Car aux côtés de Carrie, c’est Lowell, l’ancien beau-père de Sufjan dont il est ensuite resté très proche, qui, parce qu’il saisit sa compagne non pas par la taille ou par la main mais par l’épaule, évoque plus le comportement qu’adoptent entre eux les amis que celui qu’adoptent les amants…Le couple se séparera d’ailleurs quelques jours après ces vacances que la photographie rappelle ici, et qui demeure, dans la mémoire de Sufjan, comme l’un des souvenirs les plus précis (et les plus précieux) qu’il peut avoir de sa mère…

D’autres photos de sa mère sont également affichées à l’intérieur du format vinyle de l’album. L’une présente sa mère en train de tricoter. Derrière elle, dans un miroir dans lequel l’on peut aussi distinguer le photographe d’occasion, un arc-en-ciel factice s’élance sur un mur bleuté. L’autre photo présente Sufjan enfant, en pyjama et le regard fixé sur l’objectif, en train de terminer un repas que semble lui avoir préparé Carrie. Peut-être cette dernière photo a-t-elle également été prise lors de ce séjour narré sur la cover. Le jeune Sufjan était alors seulement âgé de 5 petites années…

Papa, où t’es ?

Et la présence de Lowell, plutôt que celle de son père ? Dans la mesure où ses parents se sont séparés lorsqu’il avait un an, Sufjan Stevens n’a aucun souvenir de ses parents ensemble, et ne possède aucune preuve visuelle témoignant de cette période. Et si c’est son beau-père qui est là, c’est aussi parce qu’il a toujours entretenu avec lui une relation de confiance réciproque (Lowell Brams est aujourd’hui le boss de la maison de disques Asthmatic Kitty Records, le label que Sufjan a créé et qui a accueilli l’intégralité de sa discographie…)

Sufjan a pourtant été élevé par son père, qui a lui aussi été alcoolique (ceci est décidément une affaire de famille…), un père qui est au jour d’aujourd’hui encore vivant. Mais ils ne sont pas très proches. Comme une impression de déjà-vu…Peut-être apparaîtra-t-il sur la pochette de son prochain album, le jour où celui-ci sera amené, à son tour, à émettre son dernier souffle…

Le son

Avec Carrie & Lowell, Sufjan Stevens donne tout son sens au terme « d’album thérapeutique », et exhume un passé indiscutablement douloureux, en s’exhibant souvent, et surtout, en se souvenant. A la fois psychanalyste et patient sur le divan, le Michiganais devenu résidents new-yorkais fait appel à un format ultra minimal (les racines folk de ses débuts) pour se lancer dans une confession ultra maximale. Beaucoup de douleurs, mais pas de pathos, car ces douleurs n’appartiennent qu’à une réalité : celle que l’on nomme, communément, « la vie ».

Sufjan Stevens (Site officiel / Facebook / Twitter)

Sufjan Stevens, Carrie & Lowell, 2015, Asthmatic Kitty Records, 44 min.