La Femme x Polygon – Paradigmes
Après cinq ans d’absence, le groupe La Femme refait surface avec une pochette toujours aussi énigmatique, à l’aspect robotique. Derrière cette œuvre, l’artiste français Polygon qui pratique un art visuel appelé « Glitch ». Bienvenue dans la matrice.
La pochette de Psycho Tropical Berlin, signée par l’illustrateur bruxellois Elzo Durt. Puis celle de Mystère, signée par le dessinateur italien Tanino Liberatore. Deux visuels, deux belles réussites, deux pochettes devenues cultes pour La Femme, un groupe qui a toujours donné à son identité visuelle une importance prépondérante.
Alors, à l’arrivée de Paradigmes, le troisième album du groupe achevé peu avant le confinement de mars 2020, il a fallu de nouveau se poser la question. Pour la pochette, que fait-on ? Comment passer derrière deux si belles réussites visuelles ? Marlon Magnée, l’un des deux créateurs du groupe, s’est essayé un moment à l’exercice. Sans réel succès.
Confinement oblige, le temps s’est rallongé. Le groupe a pris le temps de bien masteriser ses morceaux, de tourner des clips pour accompagner les titres du disque (le résultat donnera le semblant d’un long-métrage), et de s’associer à un artiste avec qui Marlon et Sasha (l’autre membre fondateur de La Femme) n’avait encore jamais travaillé.
En novembre 2020, via Instagram, Marlon a en effet écrit à Polygon, un artiste qu’il a repéré, avec à la clé, une invitation : entrer dans l’univers de La Femme le temps de concocter une pochette, celle de Paradigmes.
Durt, Liberatore. Polygon, lui aussi, a alors ses deux prédécesseurs potentiels en tête. « Tu as le stress de te dire “ il faut succéder à ça” » nous lâche-t-il.
Pourtant, la collaboration entre le groupe et l’artiste se passe pour le mieux. « On a repris une photo qui était floue à la base, normalement tu ne la sors jamais en artwork ! ». Sans le glitch art, discipline pratiquée par Polygon, rien de tout cela n’aurait été possible.
Le glitch art ? Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
Court-circuit
Initialement, le mot “glitch” désigne un dysfonctionnement numérique offrant de nouvelles possibilités. Dans l’univers du jeu vidéo, par exemple, il s’agit de bugs permettant d’atteindre des endroits impossibles ou de nouvelles fonctionnalités. Dans ce domaine, le glitch est beaucoup utilisé dans le speedrun, qui permet de finir un jeu vidéo de manière très rapide, parfois en exploitant les bugs, offrant des records du monde détonnant – comme finir Zelda Ocarina of Time en 16 minutes et 58 secondes.
En musique, le glitch a donné naissance, dans les 90’s, à un courant de musique électronique à part entière, la glitch music, courant au sein duquel les producteurs utilisent consciemment un “défaut” sonore afin de produire des morceaux forcément très différents d’un morceau de musique électronique plus classique. Une forme d’anarchie, mais contrôlée… et consciente !
C’est de la glitch music, justement, que vient initialement Polygon, c’est là qu’il a commencé à découvrir le potentiel artistique qui pouvait se cacher derrière la naissance d’un bug. Proposer des visuels qui colleraient avec cette musique marquée par le sceau déstructuré du glitch ? Essayons. Nous sommes en 2015 et c’est à ce moment-là que le glitch art entre dans la vie de Polygon. Sur TumblR, une niche de glitch art voit le jour avec ses figures de proue Take One + et BPMC. Un style « un peu VHS, bandes usées. C’est quelque chose qui m’a tout de suite plu, étant donné que je suis né dans les années 1990, j’ai connu tout ça. Ça me parle, c’est nostalgique. »
Plutôt brocante qu’Apple Store
Pour glitcher une œuvre, il faut une photo ou une vidéo sur un ordinateur relié à un convertisseur numérique/analogique, puis à des machines qui ressortent l’image sur une vieille TV cathodique. « Là où tout le monde recherche la dernière carte graphique etc, moi je m’en fous, je fais vraiment des trucs à l’ancienne » s’amuse Polygon, qui privilégie les brocantes aux Apple Stores.
En partant de cet art et d’un compte Instagram créé pour le promouvoir, Polygon est vite rentré en contact avec des petits labels de Vaporwave. De fil en aiguille, il fait un clip pour le groupe Courage My Love, puis se retrouve à travailler avec le groupe Bring Me The Horizon. La machine Polygon est lancée et déjà bien huilée. Des scénographies pour Tame Impala ou une pochette de single pour Charlie XCX plus tard, La Femme entre dans la vie de Polygon.
« L’élément central de la Femme, c’est la femme. Le but était de trouver ce qui allait faire mouche. On voulait quelque chose de vraiment glitché. On est passés par pas mal d’étapes. On s’est basé sur des captures d’écran, des tournages, des clips au Petit Palace. »
En partant des photos du tournage des morceaux “Paradigme” et “Disconnexion” au Petit Palace, Polygon fait une première proposition, refusée par le groupe. « En écoutant l’album, j’avais cette espèce d’invitation au voyage, quelque chose de fantastique. Le premier concept auquel j’avais pensé partait d’espèces de volutes de fumée qui encadraient une boule de cristal. Avec, au centre, un des personnages du clip de “Paradigme”, celle qui avait les cheveux à la Marge Simpson. C’était vraiment bien plus fantastique, un peu horreur années 80. »
Flou artistique
L’idée est là, mais le groupe veut quelque chose de plus simple pour marquer rapidement les esprits. « Le postulat de base : il faut que les enfants puissent le voir et se dire “ je le veux”, avant, de demander à leurs parents de l’acheter. La meilleure idée pour attirer les enfants, c’est d’avoir des couleurs saturées. Un truc étrange, mais pas terrifiant. »
C’est à ce moment qu’une photo d’Alma Jorodowski (chanteuse du single “Paradigme” et petite fille de) refait surface. Prise par Marlon sur le tournage au Petit Palace, c’est ce que les garçons cherchent depuis quelque temps. Le visage d’Alma regarde dans le vide, la photo est floue, l’ambiance rappelle Metropolis de Fritz Lang, avec cette coupe de cheveux années folles et l’aspect robotique. Polygon la retravaille de trois manières, toujours avec son style glitché.
« Je pense que l’idée était d’intriguer les gens. On ne voit pas le nom de la Femme sur l’artwork. Le message c’est : « laissez vos préjugés et venez écouter ».
Le son
Avec cette pochette, La Femme entretient un mot qui lui est cher : le mystère. Marlon Magnée et Sacha Got cultivent l’énigme à merveille depuis les débuts du groupe. Paradigmes est un album multiple, peu de morceaux se ressemblent et pourtant les tonalités et l’atmosphère qui s’en dégagent sont estampillées La Femme. Cent ans après le début des années folles, le groupe propose son album surréaliste à la façade froide et glaçante, mais au contenu teinté de cuivre, de franglais chaloupé, de « rock de stade » et d’électro bourré. Les yeux blancs d’Alma Jodorowsky, les néons bleus formant un visage et cette typographie rouge vont au-delà de la simple pochette d’album. Polygon et les membres de La Femme nous invitent à s’arrêter sur le seuil de cette devanture discrète, au-dessus de laquelle des lettres à la lumière chaude et usée scintillent, celle d’un cabaret nommé Paradigmes.
La Femme (Site officiel / Facebook / Twitter / Instagram / YouTube)
La Femme, Paradigmes, 2021, Disque Pointu, 55 min., artwork de Polygon