Moses Sumney x Eric Gyamfi — græ


Un corps d’humain s’est effondré, de joie, de peine, de détresse, de fatigue, d’ivresse, sur un rocher dont la base est posée dans l’eau, celle d’une rivière ou d’un lac que l’aménagement du territoire naturel a transformée en cascade de carte postale. La cascade est nue et le corps aussi, il y a cette sensation, paradoxale, de la grâce qui donne dans le même temps l’impression de la menace. Sur quel pied danser et sur quelle partie du cerveau, surtout, se connecter ?

Entre le noir et le blanc, le græ ?

C’est beau bizarre comme chez Christophe, sans doute, et comme chez Moses Sumney, ce Californien dont les origines sont à trouver du côté du Ghana et qui compose, depuis dix ans, une soul triste, puissante, hypnotique, intimiste et résolument cathartique. Poor person, résume-t-il sur les réseaux sociaux afin de se définir lui-même et de mettre des mots sur une personnalité qui s’exprime aujourd’hui de nouveau sur un disque qui suggère le gris (ou plutôt le græ, qui renvoie au mot grey), c’est-à-dire l’entre-deux, l’interstice, l’hésitation entre deux couleurs extrêmes — le blanc et le noir — qui, elles, ne laissent aucune place à la nuance et aux doutes. Ni au métissage ? C’est tout noir et tout blanc chez les uns et ainsi, chez Moses Sumney, c’est gris. La joie, la peine ? Le spleen.

C’est gris, c’est l’entre-deux, le on-ne-sait-pas-tellement, comme sur cette image proposée par Eric Gyamfi et qui maquille donc la pochette de ce deuxième album, paru trois ans après le premier Aromanticism (2017). On songe aux photos de Julian Feeld, le photographe, vidéaste et écrivain déjà vu sur ces pages et qui propose, lui aussi, un univers où la nature et l’humain, loin d’une vision anthropocentrée du monde, ne font définitivement qu’un. On songe surtout à une grâce étrange, à une communion mystique, érotique et même quasiment sexuelle, entre un humain dont ce plan-ci ne permet pas de voir la tête, et la roche, intiment liée à l’eau, comme si les hommes étaient soumis au retour des errances primitives.

Ici, il n’est en fait question, et on l’aura compris, ni de l’humain, ni de cette nature, aussi superbe soit-elle, qui l’entoure, mais bien des deux. C’est que la musique des tristes, et voilà encore un paradoxe étonnant, rend heureux ceux qui ne l’étaient pas à la base, comme le rappelle une étude qui avait beaucoup tourné sur les réseaux sociaux et qui avait rassuré ceux qui avaient cru voir dans les baisses soudaines de morales la preuve de l’emprise définitive des larmes.

Le son

Une pop lyrique, mélancolique, teintée de productions électroniques et d’une voix soul qui pleure : les arômes qui étaient ceux d’Aromanticism, le premier album de Moses Sumney paru en 2017, sont de nouveau ceux qui parfument græ, le second album d’un Américain sensible qui questionne les idées de genre, de sexualité, de racisme à travers un double disque introspectif et engagé. Il y a du Prince, du ANOHNI si ce n’est du Thom Yorke dans la voix et la manière de chanter le monde de Moses Sumney, et sur ce disque de plus d’une heure, une constellation de collaborations — Thundercat, Jill Scott, FKJ, Shabaka Hutchings, Ezra Miller… — qui accompagnent cet ancien grand solitaire vers une nouvelle percée de lumière.

Moses Sumney (Site officiel / Facebook / Twitter / Instagram / Bandcamp / YouTube)

Moses Sumney, græ, 2020, Jagjaguwar, 66 min., photo d’Eric Gyamfi