Le Réveil des Tropiques x Valentin Pinel — L’Arbre À Cames


Avant-hier, une femme à la peau bronzée, aux cheveux blancs et aux yeux qui disaient l’accumulation redoutable des saisons (Le Réveil des Tropiques, par Stéphane C., 2012). Hier, un corps féminin, tendance hermaphrodite, qui voguait dans l’immensité des paysages spatiaux (Big Bang, 2018, par Caza). Aujourd’hui, un arbre présenté comme une « réinterprétation d’une gravure d’alchimiste du XVIIIè siècle », et accompagné par une typographie qui dit la tentative de communication de puissances occultes et étrangères aux normes et aux croyances de la plupart des humains (L’Arbre à Cames, 2019). Adrien Kanter, Frédéric D. Oberland, Stéphane Pigneul, Matthieu Philippe de l’Isle et Arnaud Rhuth mènent, aux côtés d’autres projets, le redoutable Réveil des Tropiques, fusion de tout ce qu’il est bon, pour ces esprits-là, de fusionner (free-jazz façon Sun Ra, post-rock façon Constellation Records, krautrock façon Neu! etc.) Le troisième album du projet est illustré par un garçon avec qui la rencontre a été fondamentale (Valentin Pinel, illustrateur également cofondateur du label Flat Moon Records, sur lequel est signé le disque) et dont la création rappelle que pour dialoguer correctement avec des esprits singuliers, il faut la présence d’esprits qui le sont au moins tout autant. Alphabet extraterrestre, anges à têtes de cheval, atlas d’antan… rencontre.

Valentin, comment as-tu été amené à travailler avec Le Réveil des Tropiques ?

Valentin Pinel : J’avais conçu l’affiche de la carte blanche à Gonzaï (j’ai illustré toutes les Gonzaï Night pendant plus de deux ans) pour le festival La Jimi au Théâtre d’Ivry dans lequel Le Réveil des Tropiques jouait. J’ai adoré le concert et leur ai proposé mes services pour une éventuelle future pochette.

Ils m’ont recontacté peu de temps après, je m’en suis donc occupé. Une fois celle-ci terminée, le disque ne pouvait pas encore sortir, ils cherchaient un label. L’aubaine : avec la personne qui allait devenir la seconde moitié de Flat Moon Records (Guillaume Cohonner) cela faisait un petit bout de temps que l’on évoquait le fait de fonder une maison de disques ensemble. Nous en avons fait part au Réveil, ils nous ont fait confiance, nous avons donc monté notre structure et sorti cet album.

Logo Flat Moon Records

Encore une fois, beaucoup de protagonistes sur ce disque. Comment se mettre d’accord, visuellement parlant, sur un visuel commun ? Beaucoup d’allers-retours, ou au contraire, un travail assez vite mené ?

Valentin Pinel : Contrairement à la majorité de mes commandes graphiques, le groupe avait déjà une idée plus ou moins précise de ce qu’il souhaitait.

Ils m’ont envoyé deux images (dont une que j’ai conservé pour la réinterpréter). Il y a eu quelques allers-retours car au départ, je pensais simplement m’inspirer des thématiques qu’elles véhiculaient j’avais donc réalisé deux collages qui ne correspondaient pas tout à fait l’ambiance du disque. Une fois que nous avons décidé d’utiliser la gravure envoyée comme base, tout est allé beaucoup plus rapidement. Et Le Réveil a l’avantage, même s’il est constitué de cinq membres, d’œuvrer à une vision commune, ce qui a permis d’éviter les désaccords individuels (qui sont légion dans ce genre de formations).

Le Réveil des Tropiques x Valentin Pinel — L’Arbre À Cames (première version)

Le Réveil des Tropiques : C’est vrai qu’on a un fonctionnement assez démocratique ! Ce qui prend souvent du temps mais qui permet à tout le monde de donner son avis et ne pas accumuler les frustrations. Mais l’une des particularités de ce disque, c’est qu’on a pu beaucoup avancer sur son concept en étant tous ensemble sur la route et pendant l’enregistrement du prochain album, notamment le titre du disque, celui des morceaux, et sur les éléments qu’on avait envie de retrouver sur la pochette. Ça qui nous a permis d’avoir une dynamique collective  bien plus détendue qu’une « réunion avec brainstorming »  et de manière plus fun et rapide que les centaines de mails qu’on s’envoie parfois…  

Y a-t-il une volonté de lien entre l’artwork de Big Bang, et les précédents pourquoi pas, et celui de L’arbre à cames ?

Le Réveil des Tropiques : Pas consciemment en tout cas !  Nous marchons plutôt aux coups de cœur, que ce soit pour les improvisations que l’on retient après enregistrement ou les pochettes.  Stéphane C. nous avait proposé sa photo pour le premier album, pensant que l’on n’oserait pas l’utiliser, puis pour Big Bang, c’est Adrien qui avait repéré le dessin de Caza, et pour L’Arbre À Cames, c’est Stéphane Pigneul qui est tombé sur cette gravure dans un livre et qui nous a tout de suite parlé.

Concernant l’artwork, je lis dans le dossier de presse. « Réinterprétation d’une gravure d’alchimiste du XVIIIè sicle par Valentin Pinel ». Pouvez-vous nous préciser cette idée ?

Valentin Pinel : Le Réveil m’a tout simplement envoyé deux reproductions de gravures du XVIIIè siècle. J’en ai gardé une, l’ai manipulé de différentes manières, j’ai conservé l’arbre et les racines et rajouté différents éléments autour.

L’arbre à cames, je suppose que c’est celui qui figure sur la pochette de ce disque ?

Valentin Pinel : Oui, on peut l’interpréter comme ça, un arbre qui relierait tous les aspects de la vie. l’arbre à cames est aussi un dispositif mécanique permettant de synchroniser plusieurs déplacements. On en trouve les premières traces dans la construction antique Grecque.

De quelles cames (organiques ou mentales), s’agit-il au juste ?

Le Réveil des Tropiques : Pour répondre aux deux dernières questions, ce titre d’album est bien sûr un jeu de mots (multiple d’ailleurs…), et le palmier a toujours été notre symbole (certains l’ont d’ailleurs tatoué sur le corps) mais l’analogie la plus intéressante est peut-être celle à faire avec la conception musicale de ce disque : un amalgame de productions sonores très variées — ces fameuses « cames » — qu’il a fallu choisir, réunir et coordonner pour donner un résultat qui nous plaise et qui tient sa cohérence de ce processus : trouver un « tronc commun » à ce qui nous réuni, l’attrait que nous partageons pour certaines choses et qui nous connecte.

À l’image de la représentation de l’arbre dans l’imaginaire collectif, il fallait que le visuel représente autant la vie souterraine, terrienne que céleste.

Valentin Pinel

Des racines qui ressemblent à celles de l’arbre de la vie, des figures qui rappellent le personnage de Pan, des anges à têtes de cheval… Comment sont-elles venues, ces images ?

Valentin Pinel : L’arbre et les racines, bien que différents, étaient déjà présents sur la gravure qu’ils m’avaient envoyée. Ensuite, il s’agissait de traduire visuellement cet enchevêtrement de pièces musicales qui peuvent paraitre éparses au premier abord mais renferment finalement une solide cohérence. J’ai donc utilisé des symboles de temps, d’espace, et mélangé le tout dans une iconographie mi-sacrée, mi-mythologique, mi-païenne. À l’image de la représentation de l’arbre dans l’imaginaire collectif, il fallait que le visuel représente autant la vie souterraine, terrienne que céleste. 

Pour le personnage, c’est une private joke du Réveil, qui souhaitait afficher le visage de leur ingénieur du son Camille Jamain sur la pochette… Je l’ai donc transformé en satyre. Pour le reste, un des fils rouges de l’album étant la réincarnation, des hommes / dieux à têtes d’animaux semblait approprié.

« Imaginé comme une expérience de vies multiples, l’agencement de ces éléments par superpositions ou contrastes fait écho aux différents vécus de l’âme ainsi qu’aux rencontres que chacun fait (ou re-fait) lors de son passage sur Terre et qui ne paraissent pas uniquement dues au hasard »… Cet artwork est-il aussi le reflet de cette note, inscrite au dos du disque ?

Valentin Pinel : Oui complètement, d’ailleurs, d’une certaine manière, notre collaboration dessus en devient une curieuse mise en abyme… Mais je préfère laisser les membres du Réveil répondre à cette question.

Le Réveil des Tropiques x Valentin Pinel — L’Arbre À Cames (back)

Le Réveil des Tropiques : Oui, en effet, tout ou presque dans l’histoire du groupe semble se dérouler par coups de pouce du destin, matérialisé par des rencontres dont on a profité de l’évidence… La dernière en date est celle de Valentin, dans un premier temps via la pochette. Puis lorsqu’il nous a parlé de l’envie de monter un label (avec Guillaume Cohonner) quand nous commencions à en chercher un. Et avant, c’est Camille qui nous est arrivé tel un petit ange du son, et avec son nom, c’était obligatoire qu’il se retrouve sur cette pochette !

Pour revenir sur cette dernière, elle représente assez bien, oui, grâce à ses cercles semblant se succéder aussi bien dans l’espace que dans le temps, et la richesse parfois anachronique des différents symboles présents (ésotérisme, lois et diversité de la nature, réincarnation…) la magie des coïncidences que l’on peut remarquer dans nos vies de tous les jours, si l’on y est sensible…

Valentin, comment as-tu pensé la typographie du disque, et notamment cet alphabet qui, d’après ce que je comprends, a été créé par tes soins ?

Valentin Pinel : En ce qui concerne « l’alphabet du disque », il ne sera pas exclusif à L’Arbre À Cames, mais a été conçu pour le label. Nous comptons utiliser cet alphabet fictif sur tous les obis strips (bandeaux) de nos prochaines sorties, en conservant la même charte graphique mais en variant les couleurs (fond ou typographie ou les deux) afin qu’elle s’adapte à chaque visuels. 

Je me suis inspiré de hiéroglyphes, de typographies cunéiformes du Kobaien (Magma). J’ai tenté d’imaginer l’écriture d’une civilisation perdue quelque part dans l’espace, le but étant de donner la sensation qu’il s’agit de disques importés d’une planète inconnue. Si vous y prêtez attention, des jeux de mots plus ou moins honteux sont inscrits au dos de la pochette, ainsi qu’un lexique sous forme de tableau qui permet de les décrypter.

Concrètement, comment l’as-tu bossé, cet artwork ? Dessin préparatoire, tout sur ordi ?

Valentin Pinel : Tout d’abord, j’écoute le disque une première fois puis une seconde. S’il me touche de quelque façon que ce soit, je confirme ma volonté de bosser dessus et ensuite je continue de l’écouter de manière quasi monomaniaque pendant toute la phase de création du visuel.

Il peut m’arriver de faire des croquis préparatoires, mais vu mon niveau en dessin pur j’évite de les montrer. Là, je n’en ai pas fait, j’ai bossé sur l’ordi en scannant différents éléments issus pour la plupart de bouquins ésotériques, mythologiques, astronomiques, animaliers etc. Une fois tout scanné, je détoure, je colore et assemble les éléments à l’instinct (un peu le même processus que l’ écriture automatique), puis j’y ajoute des effets. Je bosse beaucoup avec les transparences des calques. Pour les typos du visuel (pas du bandeau) j’ai scanné les lettres qui provenaient d’anciens atlas et les ai ré-assemblé.

Le son

Vertige surélevé vers des psychotropes aux sensations plurielles ou dispositif mécanique permettant de synchroniser plusieurs déplacements, qui constitue notamment l’une des parties mécaniques fondamentales du moteur d’une voiture ? Un peu des deux, sans doute. Dans ce troisième album de ce supergroupe noise, free-jazz, krautrock française (Adrien Kanter, Frédéric D. Oberland, Stéphane Pigneul, Matthieu Philippe de l’Isle, Arnaud Rhuth), on perçoit des hallucinations collectives autant qu’une volonté de lien des éléments, a priori contraires, au sein d’un même essaim. Pour quel objectif ? Celui de réveiller, on s’en doutait, les environs du globe où les vents, lorsqu’ils se déchaînent, soufflent particulièrement fort.

Le Réveil des Tropiques (Site officiel / Facebook / Soundcloud)

Valentin Pinel (Site officiel / Instagram)

Le Réveil des Tropiques, L’Arbre À Cames, 2019, Flat Moon Records, 39 min., artwork par Valentin Pinel