Ka x Gustave Doré — Descendants of Cain


Gustave Doré et les pochettes de disques ? On le disait en jetant un œil sur la pochette de Mono, le groupe de post-rock japonais qui réutilisait alors une œuvre issue de La Divine Comédie de Dante vue par Doré pour son album Requiem For Hell : l’illustrateur, peintre, sculpteur et caricaturiste français (1832-1883) a essentiellement vu son travail réutilisé au sein de groupes étiquetés death / black / ou heavy metal. Il y eu Emperor, Burzum, Iced Earth, Mono (dans une tendance plus soft)… et désormais Ka.

Gustave Doré à Brownsville

Sauf que Ka (Kaseem Rya), loin des hurlements des guitares, des batteries, des cordes vocales ou des basses suggérés par les autres, est rappeur, et ne vient ni du Japon ni de Scandinavie, mais bien de Brooklyn, au sud de New York. Honor Killed The Samurai, son album paru en 2016, avait marqué par la maturité avec laquelle il racontait la chute de ceux qui, dans les quartiers, tombaient par la faute de l’héroïne, du crack, et des drogues dures qui font basculer du mauvais côté de la défonce.

Pour illustrer son album Descendants of Cain et comme… Lord Byron avant lui (dans un autre genre, la pièce de l’auteur anglais Caïn a souvent été éditée avec une illustration de Doré), le rappeur Ka, garçon cultivé (dans son projet Hermit and the Recluse et l’album Orpheus vs. The Sirens, la pochette était une version d’une vision baroque d’Orphée), s’est ainsi souvenu de la Bible illustrée par le génie de Doré en 1866. Sur la version de Ka, rien ne bouge, si ce n’est l’ajout du nom du disque, toujours un peu scandaleux et assez laid (Mono au moins, avait eu la décence de faire figurer les infos pratiques du disque dans une marge spécialisée réservée et sans gâcher l’œuvre originale).

Hermit and the Recluse x Mark Shaw — Orpheus vs. The Sirens (2018)

On y retrouve donc la gravure d’origine de Doré (Meurtre d’Abel, 1866), vignette spectaculaire qui s’attarde sur le moment d’après, celui où Caïn, premier meurtrier de l’histoire de l’humanité (et fratricide, avec ça) constate le geste qu’il vient de commettre, à savoir l’assassinat de son frère, Abel. Tous deux étaient, selon l‘Ancien Testament, les descendants d’Adam et Ève et la lignée de Caïn, meurtrière et destructrice, prendra fin lors du Déluge à l’époque de Noé, qui lui, est le descendant de Seth (l’autre fils d’Adam et Ève). Une fois n’est pas coutume, citons la Bible.

Gustave Doré, Meurtre d’Abel, 1866, gravure sur bois d’Héliodore Pisan, Bibliothèque nationale de France, Paris

Suis-je le gardien de mon frère ?

Caïn au Seigneur

« Et Caïn dit à son frère Abel : Sortons. Et lorsqu’ils furent dans la campagne, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua. Et le Seigneur dit à Caïn : Où est votre frère Abel ? Il répondit : Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? Le Seigneur lui repartit : Qu’avez-vous fait ? La voix du sang de votre frère crie de la terre vers moi. Vous serez donc maintenant maudit sur la terre qui a ouvert sa bouche et a reçu de votre main le sang de votre frère.Quand vous l’aurez cultivée, elle ne vous donnera point ses fruits. Vous serez fugitif et vagabond la terre. » Genèse (4, 8-12)

Loin de la genèse des autres, Ka narre plutôt, dans le sixième album de sa carrière, sa genèse à lui et celle du quartier de Brownsville, Brooklyn (là où il passa une jeunesse tumultueuse) où le crime, là encore, se perpétue de père en fils, et de frère en frère. 

« It’s hard to say, every sentence is pain / Brothers killing brothers, descendants of Cain » (« C’est difficile à dire, chaque phrase est douloureuse / Des frères tuant des frères, descendants de Caïn »), pose-t-il par exemple dans le titre « Solitude of Enoch » en mettant en exergue la violence qui perdure dans le ghetto de la même manière qu’elle perdurait dans le monde d’avant Déluge. « Does one crime erase another ? Friend, shall we turn dishonest because life is hard ? » (« Un crime en efface-t-il un autre ? Ami, allons-nous devenir malhonnêtes parce que la vie est difficile ? »), ajoute-t-il dans « Patron Saints ».

Our heroes sold heroin

Ka

Gardien de son frère, témoin d’une détresse sociale qui, dans l’Amérique de Trump, des violences policières qui envoient les Noirs à l’abattoir, et des séjours à l’hôpital qui hypothèquent les propriétés privées, Ka rappe ceux que le système a transformé en meurtriers de leurs propres semblables, et dont les idoles de jeunesse se sont transformés en vendeurs d’héroïne (« Our heroes sold heroin », « I Love (Mimi, Momo, Kev) ». Pour Ka, il reste les déluges qui viennent soigner la terre. Et pour lui, ce déluge-là porte un nom : celui du rap, qui soigne les maux autrement qu’en envisageant le meurtre du frère.

Le rappeur Ka

Ka (Site officiel / Facebook / Twitter / Instagram / YouTube)

Ka, Descendants of Cain, 2020, Iron Works, 33 min., œuvre originale de Gustave Doré