Jean Jean x Maxime Leyravaud – Froidepierre


Certaines expériences laissent au coin de la mémoire, et de l’âme, des traces indélébiles. Celle vécue par Sebastien Torregrossa, Édouard Lebrun, Gregory Hoepffner également membre du groupe Kid North, et fondateur du projet d’electronica Almeeva , et Maxime Leyravaud, au moment de l’enregistrement du nouvel album de Jean Jean, fait partie de celles qui interpellent, qui questionnent, et qui bouleversent les bases dont chacun a besoin pour se représenter le monde, et surtout, pour se le limiter.

Tout part d’un rien. Et de la volonté d’enregistrer le second album du projet post-rock et math-rock Jean Jean (le premier, Symmetry, sortait en 2013) loin du bruit et de la fureur de la ville, calfeutré dans le rien, à l’écart du monde. On décide ainsi de passer une dizaine de jours dans un chalet alpin « grande bâtisse réaménagée dans le style traditionnel des chalets alpins, mélange de bois (beaucoup) et de pierre (un peu moins). » Le premier EP éponyme du groupe y avait déjà été enregistré en 2010. Et tout s’y était, alors, parfaitement déroulé.

Paranormal ?

Là-bas, au milieu des montagnes et des forêts alpines, tout se passe d’abord pour le mieux. L’album prend progressivement forme, et Grégory, dans un journal de bord qu’il rédige minutieusement pendant l’enregistrement du disque, témoigne même d’un sentiment de satisfaction collective manifeste « Le son est vraiment beau, je n’en ai jamais été aussi satisfait sur les albums que j’ai pu enregistrer auparavant. » Les journées sont éreintantes, et les morceaux exigeants, et malgré une petite maladie qui lui empoisonne la vie (c’est bien le risque, à trop trainer dans un chalet…), Grégory résume le sentiment général : « Tout va très bien ».

Et puis, quelques premières appréhensions, inhabituelles. Grégory :

« Au dîner, je suis pris d’un étrange sentiment : j’ai ressenti beaucoup d’appréhension au moment de m’assoir à une certaine place dans la cuisine. Celle qui se situe à côté de l’entrée, et qui laisse entrevoir le vide d’une autre pièce plongée dans la pénombre. Ce sentiment me rappelle la maison dans laquelle j’ai grandi : une grande maison de campagne, comme ici une vielle bâtisse réaménagée, perdue dans la nature. Sauf que je ne connais pas le chalet de cette façon. Je n’y ai pas grandi, je n’ai pas d’affect envers ce lieu, je ne connais pas son histoire. Je n’ai aucune raison de ressentir cette peur. C’est ridicule, j’ai trente-deux ans. »

Lorsque la nuit hurle

Rapidement, au milieu d’un espace complètement vide de toute autre présence humaine, les étrangetés s’accumulent. Un cri aigu et déchirant vient briser le silence de la nuit, comme celui d’un jeune enfant, pris soudain d’une panique grave. Et puis un autre, encore. En pleine forêt, se dit toutefois Grégory, et tout le monde s’accorde là-dessus le lendemain, c’est sans doute plutôt le cri d’un mulot, attrapé par une chouette. Il n’empêche qu’on dort mal. Les prises de batterie se terminent, et bientôt, celles des guitares. L’album, lui, s’annonce grandiose. « Les morceaux prennent encore un peu plus d’ampleur et d’émotion. On garde notre calme, mais on est réellement scotchés par certains passages. Nous avons tous les trois la sensation d’être en train de créer quelque chose de réellement fort, qui nous dépasse un peu ».

Mais malgré la satisfaction de la création, demeurent dans les esprits un sentiment de malaise qui s’accentue, encore, au fur et à mesure des jours. Et des  nuits, surtout. Grégory, encore :

« Pendant que je m’attaque à l’édition des prises de basse que nous venons d’effectuer, Édouard et Sebastien restent sur le balcon pour fumer et faire une pause. Édouard, qui était resté un peu plus longtemps seul dehors, nous rejoint dans le salon l’air absent et choqué. Il s’assied, les larmes aux yeux. Il vient de voir quelque chose qui l’a paralysé. Il était candidement en train de d’uriner sur le balcon, quand soudainement il a senti une présence très forte à côté de lui. Quand il s’est retourné, il a vu une forme noire sur le mur en bois. Une forme qui ressemblait vaguement à une silhouette humaine. Plus noire que toutes les couleurs noires qu’il n’a jamais vues. Noir comme l’infini, noir comme un trou noir. La lumière diffuse de la lune et l’ampoule du balcon éclairaient faiblement la coursive du balcon, mais la forme s’en détachait par sa noirceur profonde. Sur le moment, il n’a même pas eu peur. Il a juste été paralysé par ce sentiment de présence extrêmement fort et imposant. Pourquoi s’est-il retourné ? Pourquoi a-t-il soudainement pensé à faire cela ? Il ne le sait pas lui-même, il ne le comprend pas. Il était dans l’euphorie de la fin de journée, content de ce que nous avions accompli tous ensemble. Il n’a pas cherché cette pensée et cette sensation. Elles sont venues à lui, comme une énorme gifle. »

Édouard est sous le choc. Et le groupe aussi. Les esprits, forcément, s’inquiètent un peu, et ressentent le besoin de s’aérer, et de continuer à jouer et à enregistrer, afin de se focaliser absolument sur autre chose. Et surtout, personne ne veut croire à ces histoires de fantômes ou d’esprits malveillants. Corps trop vieux, esprits trop cartésiens.

« Ce serait vraiment terrifiant si là tout de suite, je sentais quelque chose s’appuyer contre moi »

Mais très vite, la paranoïa va devenir générale. Tout le monde est dans la même pièce, et un bruit d’objet qui chute se fait entendre, sans que rien, dans la pièce, ne soit pourtant en équilibre. Le sang se glace. Un autre soir, on entend des bruits de coups sur les murs. Et des voix qui les appellent, chacun leur tout, par leurs prénoms. Sans que personne n’affirme avoir appelé qui que ce soit. Il y a des pièces dans lesquelles on a peur de se rendre, et des pressentiments inhabituels. Pendant la durée de l’enregistrement du disque, personne n’évoque pourtant de manière absolument frontale le sujet. C’est lors du retour, en voiture, que les langues se délient. Grégory, qui avoue avoir encore la chair de poule et les larmes aux yeux au moment de rédiger ces quelques lignes :

« « Maxime vient de me raconter quelque chose dont il doit vous parler« . Je peux voir qu’il est déjà en train de pleurer, des larmes coulent sur le bas de ses joues. « Moi aussi, j’ai vécu des choses au chalet, dont je ne vous ai pas parlé« . Première révélation : le soir où nous avons tous entendu quelque chose tomber dans la pièce, la même pièce dans laquelle il a dormi tout le séjour, Maxime a lui aussi ressenti une très forte présence, physiquement, alors qu’il était dans son lit. Des picotements lui sont montés depuis ses pieds, jusqu’à ses cuisses. Maxime fait de la médiation, et c’est une sensation qu’il a l’habitude de ressentir, avec l’effort de tenir une position. Sauf que cette fois-ci, il était dans son lit, sans produire aucun effort physique. Il nous dit avoir ressenti cette vague pendant plusieurs minutes environ, sans oser faire quoique soit. Au bout d’un moment, quelque chose en lui l’a poussé à se dire « ok, vas-y, j’accepte, fais ce que tu as à faire« . La vague est alors montée dans tout son corps, le submergeant entièrement, et exerçant sur lui une pression physique, comme si quelque chose s’appuyait contre sa couverture. Il n’a pas eu peur, il n’a juste pas compris de quoi il s’agis sait. En revanche, il a clairement compris que ce n’était pas juste son corps qui était en train de s’exprimer. Au cours de plusieurs nuits au chalet, dès les premiers soirs, je me suis surpris moi-même à me dire dans le noir : « ce serait vraiment terrifiant si là tout de suite, je sentais quelque chose s’appuyer contre moi« . Comme ça, sans raison. Lui l’a réellement vécu.

« Tout cela est donc réel, putain de merde »

Sa deuxième révélation va exercer sur moi un électrochoc monumental : dès la deuxième nuit, bien avant qu’Édouard ne rencontre cette « présence », Maxime a entendu une voix. Ce n’était ni celle d’Édouard, ni celle de Sebastien, ni la mienne. Cette voix a prononcé son nom. Elle l’a appelé en susurrant son prénom. « Maxime ». J’ai l’impression de tomber en chute libre. Comment aurait-il pu savoir ?! Je ne l’ai dit à personne. Je n’ai dit à personne que j’avais été appelé de la même manière, EXACTEMENT de la mienne manière, hier soir. Je leur explique que j’ai entendu la voix de Sebastien m’appeler de cette façon, mais que je n’ai pas répondu. Nous décrivons chacun nos « voix » qui nous ont appelés, et elles semblent correspondre en tous points. Sebastien ne m’a jamais appelé à travers le mur hier soir. Ce n’était pas lui. Ce n’était aucun d’entre eux. Je vois Édouard se décomposer. Tout cela est donc réel, putain de merde. Édouard aussi a des révélations à nous faire. Plusieurs nuits, il a entendu des coups sur les murs de sa chambre. Et notamment hier soir, où ils furent très violents. Il a (logiquement) mal dormi, et s’est réveillé ce matin dans un état de profonde dépression, sans aucune raison apparente.

Les sentiments de chacun finissent les phrases des autres, celles que nous n’avions pas osé prononcer là-bas. C’est réellement arrivé. « Quelque chose » est entré en contact avec nous, et nous n’aurions jamais pu aussi bien l’orchestrer individuellement dans nos têtes. On se rend compte que nous avons d’ailleurs tout fait pour l’occulter, afin de rendre le séjour le plus agréable possible pour tout le monde. Une sorte de bienveillance par l’omission. Le film se rejoue en boucle, en quête de réponses. Sommes-nous « punis » pour une raison ou une autre ? Est-ce qu’un fantôme habite ces lieux ? Pourquoi nous ? Pourquoi là-bas ? Mais ce qui nous hante le plus, nous n’en parlons pas encore entre nous. Chacun de notre côté, nous nous posons la même question : est-ce que cette « chose » va nous suivre chez nous ? Est-ce qu’elle va altérer notre vie ? »

L’impossible retour à la « normale »

Le retour à la normale, pour Grégory et pour le groupe, est extrêmement perturbant. Et les nuits complexes. Beaucoup de questions demeurent, et il est rapidement acquis que le nom de l’album portera celui du lieu, nommé, comme si cela était un signe, Froidepierre. L’artwork aussi, témoigne de l’étrangeté de ce lieu au sein duquel, preuve de courage insensée lorsque l’on a vécu pareille expérience, il a été nécessaire de se rendre de nouveau. Grégory, qui a signé le design d’un disque dont la photo est signée par Maxime Leyravaud, qui était sur place afin de « documenter » les conditions d’enregistrement de cet album :

« Quand est venu le moment de penser à l’artwork, il était donc assez évident que nous devions capturer quelque chose de là bas. Nous avons donc décidé d’y revenir (non sans une GROSSE appréhension), quelques mois plus tard, afin d’y faire des expérimentation visuelles. Les pierres glacées qui composent l’artwork viennent donc de cet endroit. Le choix de les présenter sobrement sur fond noir est venu naturellement des influences très « spaciales » de la musique. Le froid est aussi souvent associé à la mort, et au mystère. Pour nous, cet album a été une sorte de « porte » vers quelque chose que nous ne pouvons pas comprendre. Chacun d’entre nous a son interprétation de tout cela, mais aucun d’entre nous n’a pu refermer cette porte, ou aller plus loin. C’est un événement qui a chamboulé toutes nos croyances et remis en cause beaucoup de choses. »

Énorme crise de paranoïa collective ? Entrée en contact avec une réalité autre, qu’on ne peut ignorer dès lors que l’on a le sentiment d’y avoir été si nettement confronté ? La réponse demeure entre les mains, et surtout dans les esprits, des principaux concernés, qui auront vu leur vision de ce qui est « vrai » bouleversé et qui n’écouteront, ont sans doute, jamais ce disque sans songer en sourdine à son contexte d’enregistrement. « Mon sang se glace, nous dit enfin Grégory, à l’idée de réécouter ‘Event Horizon’, et sa voix de fantôme écorchée qui appelle à l’aide… »

Le son

On sera forcément, au moment d’analyser le son produit par ce deuxième album de Jean Jean, influencé par ses contextes d’enregistrement si particuliers, et par ce lieu, Froidepierre, empli de possibilités de compréhensions nouvelles des choses. Alors, le post-rock de Jean Jean explose, prend son temps, se traîne, se perd en digressions math-rock, tape et caresse, et fait cohabiter le lumineux et le sombre au sein d’un disque qui paraît ouvrir un tas de portes, dangereuses et intrigantes. Reste à savoir si l’on doit se permettre l’audace de les ouvrir, ces portes, ou s’il faudra plutôt, afin de conserver en tête les logiques qui rassurent, les voir demeurer fermées…

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Maxime Leyravaud (Site officiel)

Jean Jean, Froidepierre, 2018, Head Records/Black Basset Records, artwork par Maxime Leyravaud (photo) & Grégory Hoepffner (design graphique)