Dessine-moi un label : Rue de Plaisance


On croirait lire le titre d’un roman de Patrick Modiano, mais c’est bien d’un label de musique électronique dont il s’agit. Rue de Plaisance, c’est là, entre l’avenue du Maine et le métro Alésia, dans le XIVe, qu’a grandi Varoslav, DJ et producteur parisien qui a même installé, dans cette rue qui a aussi donné le nom à son label, le studio dans lequel il travaille. Créé en 2011, le label se veut un lieu de jonction entre musique et arts graphiques, et s’associe immédiatement à une figure qui, huit ans plus tard, y est toujours viscéralement liée : celle de l’artiste Cédric Virassamy, originaire de la région bordelaise mais désormais résident berlinois, qui illustre l’entièreté des productions du label par le biais d’un dessin, la plupart du temps réalisé en noir et blanc et avec l’aide d’un pinceau à lavis fin, d’un stylo à encre, et d’un esprit qui se laisse, le souvent, guidé par l’instinct. Les américains Oshana et Seafoam, les allemands Oskar Offermann, Edward et Kashawar, les néerlandais de Novio Dub Tribe, les français Gaffy et bien sûr Varoslav… les illustrations de ces disques-là, et d’autres travaux annexes de Virassamy, sont exposés du jeudi 27 au samedi 29 juin galerie Arts Factory, rue de Charonne (où l’on avait, en ce qui nous concerne, exposé les labels Entreprise et Nowadays Records), l’occasion idéale, en somme, pour poser quelques questions à Varoslav et à Marie-Charlotte Ferré, qui gèrent le label, et à Cédric Virassamy, qui le dessine.

Dans les bios du label disponibles çà et là, on lit que, de base, le label a été pensé, en 2011, comme un point de rencontre entre musiques et arts graphiques. Pouvez-vous me la préciser, cette genèse ?

Cédric Virassamy : La musique et les arts graphiques sont liés depuis toujours par les pochettes, les flyers, les costumes des musiciens, le design des instruments ou la scénographie, en ce sens ce n’est pas une nouveauté. Ce lien est mis en avant chez Rue de Plaisance par le fait que je conçois illustration et identité visuelle du label. Je qualifierais donc ceci plus comme la rencontre entre un certain type de musique et un designer. Mais dans notre cas c’est aussi plus intime car c’est aussi la rencontre de deux amis, musicien et dessinateur.

J’attache autant d’importance à la musique qu’à ce qui l’entoure.

Varoslav

Varoslav : J’ai toujours été passionné de musique et d’arts graphiques. Quand j’ai créé Rue de Plaisance, je voulais que mon label ait une identité visuelle marquée. Le fait de travailler avec un seul illustrateur nous permet de développer une image forte et reconnaissable.

C’est ce qui me plaît dans le fait de ne travailler qu’avec Cédric. Il est libre de s’exprimer comme il le souhaite et c’est intéressant de voir comment évolue son travail. J’attache autant d’importance à la musique qu’à ce qui l’entoure.

Musicalement parlant, comme synthétiseriez-vous l’esprit et la démarche de Rue de Plaisance ?

Varoslav : Musicalement, je n’ai jamais cherché à avoir un son particulier sur le label. J’ai commencé avec des sorties assez club mais cela change au fur et à mesure.

Je suis collectionneur de disques depuis un moment et j’ai toujours voulu que mon label soit un peu comme ma collection de disques : éclectique.

Nous sommes trois à gérer le label, une petite équipe de passionnés, le côté humain est très important. J’aime que tout se passe simplement, je fonctionne vachement au feeling avec les artistes. Gérer un label et être rentable c’est loin d’être facile, je suis contre le fait de vendre les disques à des prix élevés. Notre but est de faire de beaux disques accessibles, ça a toujours été ma vision. J’ai gardé l’esprit du client acheteur de disques plus que le côté business du label manager que je devrais peut-être avoir plus haha !

Rue de Plaisance, c’est parce que vous habitiez alors dans le XIVe, ou rien à voir ?

Varoslav : Oui c’est le nom de la rue où j’ai passé toute mon enfance. Les bureaux du label et mon studio sont dans cette rue et ma mère y tient toujours une boulangerie et ce depuis presque 30 ans. Je suis très attaché à ce quartier.

C’est Virassamy qui s’occupe des illustrations du label depuis ses débuts. Est-ce un choix qui s’est imposé de fait, ou est-ce une démarche sagement réfléchie ?

Varoslav : On s’est rencontrés en 2004 et j’ai tout de suite adoré son travail ! À l’époque je m’occupais du label Supplement Facts et j’ai alors proposé à Cedric de nous faire des illustrations. En 2010, j’ai monté mon label Rue de Plaisance et je voulais absolument avoir une identité forte et mettre en avant le travail d’un illustrateur. Le choix de Cédric s’est fait naturellement.

Virassamy, très concrètement, comment procèdes-tu dans ton illustration de ces disques ?

Cédric Virassamy : Déjà faut avoir l’idée du visuel, c’est ce qui prend le plus de temps. Après, je réalise une esquisse rapide pour établir la composition. Ensuite, je passe direct à l’encre, et me laisse divaguer. J’utilise pour Rue de Plaisance un pinceau à lavis fin ou pour les illustrations très détaillées, un stylo à encre. Une fois l’illustration au noir terminée, je fais un peu de post-production sur ordinateur et colorise si besoin. Au final, il y a vraiment une différence perceptible entre certaines couvertures d’EP et les dessins originaux, c’est pour ça qu’il faut venir à l’exposition chez Arts Factory !

Le visuel existe-t-il parfois avant le disque lui-même, ou est-il toujours là pour répondre à un son que tu viens d’entendre ?

Cédric Virassamy : L’illustration fait généralement directement référence au titre du disque plus qu’à la musique à proprement parler. Souvent, c’est le musicien qui choisit le titre du disque, ce qui, je trouve, est une bonne synthèse de l’atmosphère qu’il souhaiterait donner et de la perception de sa musique. Cela me donne aussi un spectre plus large d’exploration. C’est un principe pour moi qui marche bien avec la musique électronique. Je ne pense pas que je procèderais pareil pour un album ou un chanteur pop, un projet d’ambient ou expérimental.

Y a-t-il une discussion commune avec l’artiste dont tu illustres le disque, et le label ?

Cédric Virassamy : Très rarement. S’il y a discussion, elle se fait le plus souvent avec Varoslav. Si j’illustre un disque, c’est pour être libre dans ma création.

Virassamy, illustres-tu aussi d’autres disques en dehors des sorties du label ?

Cédric Virassamy : Ce fut le cas par le passé pour des labels comme Supplements Facts, Deephop, Leonizer… Aujourd’hui, j’illustre exclusivement pour Rue de Plaisance en tant que Virassamy. J’aimerais créer un univers singulier, comme Stéphane Marx pour Smallville, Reid Miles pour Blue Note ou Jeff Jank pour Stones Throw.

À chaque fois qu’on reçoit une nouvelle pochette de Cédric je me dis : « ah c’est celle-ci ma préférée ! »

Marie-Charlotte Ferré

Pouvez-vous me parler, tous les trois, de votre pochette préférée du catalogue Rue de Plaisance ?

Cédric Virassamy : Pour moi, elles ont toutes leurs petites histoires, elles sont souvent liées à des périodes ou des moments de ma vie. Je ne saurais pas dire si j’ai une pochette préférée car je me lasse très vite de mes illustrations. Mais dans mes souvenirs, je me souviens avoir pris beaucoup de plaisir à réaliser les couvertures de Disorient par Gari Romalis ou Kalinowska par Alan Doe.

Varoslav : C’est difficile de choisir un seul dessin mais je dirais l’EP Lemonade beach. On a commencé par faire des disques sans pochette cartonnée avec une illustration insérée dans une pochette plastique que les acheteurs pouvaient conserver et accrocher chez eux. On avait fait ce choix pour des raisons économiques car produire des pochettes coûte cher. Depuis ce début d’année avec le maxi d’Alec Falconer et notre passage en distribution chez Yoyaku, nous avons décidé d’évoluer et de faire de vraies pochettes avec une illustration différente pour chaque face, imprimée avec un vernis mate sélectif sur un carton retourné pour un effet particulier.

Marie-Charlotte Ferré : Je confirme, c’est beaucoup trop difficile de choisir… Je peux adorer une illustration très simple et naïve comme celle du Rue de Plaisance 02 100, mais aussi un dessin extrêmement détaillé comme le Disorient. À chaque fois qu’on reçoit une nouvelle pochette de Cédric je me dis : « ah c’est celle-ci ma préférée ! » et puis la suivante arrive et je l’aime encore plus… En ce moment j’avoue que j’ai une petite préférence pour les dessins en couleur.

Quels sont vos parcours – scolaires, professionnels, intellectuels, artistiques etc. – respectifs ?

Cédric Virassamy : J’ai étudié de 1999 à 2004 à l’École des Beaux-arts de Bordeaux. À cette époque, j’ai fait partie du collectif d’artistes LaPlakett et TT Crew avec des artistes comme Bobaxx, Grems ou le studio Gusto (nouvellement Bon pour tour). En 2005, j’ai fondé à Paris avec Clément Lavedan et Grems, le studio Shlag design, et c’est à cette période que j’ai rencontré pour la première fois Varoslav. En 2007, j’ai migré en Belgique et me suis lancé dans une carrière de directeur artistique et illustrateur indépendant. En 2009, j’ai fondé à Berlin avec le designer Brice Delarue le studio arts graphiques et galerie Zirkumflex (la galerie est fermée depuis l’année dernière). Aujourd’hui j’essaye de me recentrer plus sur ma pratique plastique mais il m’arrive encore de diriger des projets graphiques pour des quelques compagnies.

Varoslav : J’ai arrêté mes études en 1ère, j’avais 17 ans. J’ai commencé à travailler très tôt, j’ai enchainé les petits boulots puis je suis devenu responsable d’une boutique de vêtements. C’est à ce moment-là que mes amis m’ont acheté des platines vinyle pour mon anniversaire c’était en 99-2000. J’ai démissionné au bout de quelques mois et j’ai commencé une formation d’ingénieur du son. Quelques années plus tard j’ai rencontré Guy Gerber, le boss du label Supplement Facts qui m’a ouvert les portes des meilleurs clubs du monde et l’opportunité de sortir mes premières productions. Je me suis occupé de la Da son label pendant presque quatre ans, ensuite j’ai décidé de monter mon propre projet en 2010 avec ma femme et mon ami de longue date Cédric. J’avais besoin de revenir à un univers qui me correspondait mieux humainement et musicalement. Rue de Plaisance est né.

Marie-Charlotte Ferré : Après une scolarité moyenne à Plaisir, petite ville du 78, j’ai fait trois ans dans une école de communication à Paris. Fraîchement diplômée, j’intègre le service de presse de France 3 pendant un an. En 2004 je commence à travailler au service communication d’ARTE, j’y suis toujours ! Je suis maintenant chargée des partenariats médias. Je suis profondément attachée à ARTE, c’est une chaine unique avec des valeurs et une ligne éditoriale qui me correspondent. La musique fait partie de ma vie depuis toute petite. Mon père était responsable du mécénat de l’Orchestre Philharmonique de Radio France. Il était passionné de musique classique et avait une belle collection de vinyles. C’est grâce à lui que la musique tient une telle place dans ma vie aujourd’hui. Quand Varo m’a proposé de travailler avec lui sur le label j’ai tout de suite accepté, c’est tellement excitant de développer son propre projet artistique.

Il y a, dans les illustrations de Rue de Plaisance, une culture historique qui me paraît évidente. Comment as-tu procédé, par exemple, pour la constitution du visuel de Disorient de Gari Romalis ?

Cédric Virassamy : Pour la pochette de Gari Romalis se fut un contexte assez particulier. Je rentrais de vacances au Maroc, et il y a eu peu après les attentats à Paris. L’animosité envers l’Islam faisait débat et il y avait ce disque que je devais illustrer, Disorient… J’ai été tenté d’aller vers quelque chose de revendicatif. Et puis j’ai décidé de me tourner vers une note plus positive en m’inspirant directement de ce que j’avais pu ressentir lors de mon voyage au Maghreb.

Les pochettes sont bourrées de symboles et de signes à décrypter. Intellectuellement parlant, comment les penses-tu ?

Cédric Virassamy : Je ne les pense pas vraiment, ce sont plus des appositions qu’un véritable message. Je me suis d’ailleurs totalement détaché de ça depuis quelque temps déjà, car je pense que ça nuit plus qu’autre chose à la compréhension de mon dessin. À cette période, je m’inspirais beaucoup de dessins et de gravures alchimistes, je crois que c’est pour cela que j’avais tendance à en mettre un peu partout.

Certaines de ces pochettes sont-elles destinées à se répondre ?

Cédric Virassamy : Non, mis à part pour la série de pochettes sur les signes zodiaques qui, toutes rassemblées, forme une seule et grande illustration.

Vous exposez les travaux du label à Arts Factory. Qu’y verra-t-on, exactement ?

Cédric Virassamy : On y redécouvrira une grande partie de mes illustrations pour Rue de Plaisance, et surtout des nouvelles ! Il y aura aussi des illustrations éditoriales pour des titres de presse ou pour des commanditaires. Mais aussi des dessins personnels et une installation, The escape, que je n’ai présentée qu’une seule fois en 2017 à la galerie Tokonoma pour la Docuemnta14 à Kassel (Allemagne).

Varoslav : C’est notre deuxième expo à la galerie Arts Factory. La première était en 2016 et on exposait uniquement les illustrations du label dans une partie de la galerie. Cette fois-ci on a la chance de pouvoir prendre possession de l’intégralité de la galerie ! On y exposera bien sûr les pochettes faites pour Rue de Plaisance mais aussi le meilleur de Virassamy pour d’autres commanditaires, son projet pour la célèbre foire d’art contemporain Documenta14 et une grande sélection de ses dessins personnels depuis ces dix dernières années. Plus de 200 illustrations et la plupart jamais exposés.

On a réalisé pour l’occasion des grands tirages sur papier photo, des sérigraphies, des risographies…  mais aussi des disques customisés par Cédric au feutre ou à la gouache. On a aussi un tee-shirt exclusif pour l’expo dessiné par Cédric en collaboration avec CAAPS.

Quelles autres perspectives, à venir, pour le label ?

Cédric Virassamy : De mon côté toujours de l’encre couleur ébène et de la couleur, beaucoup de couleurs !

Varoslav : De la couleur oui ! Et d’autres projets qu’on dévoilera en fin d’année…

Rue de Plaisance (Site officiel / Facebook / Twitter / Instagram / YouTube)

Varoslav (Facebook / Soundcloud)

Cédric Virassamy (Site officiel / Instagram / Facebook / Twitter / TumblR)

Virassamy’s Greatest Hits / Rue de Plaisance, vernissage le jeudi 27 juin de 18h à 21h, exposition jusqu’au samedi 29 juin inclus, 27 rue de Charonne 75011 Paris – Métro : Ledru-Rollin / Bastille / Bréguet-Sabin. Plus d’infos.