Youssoupha x Fifou – NGRTD


Youssoupha x Fifou x NGRTD

Plus de 150 ans après (on a découvert la statue sur l’île grecque de Samothrace en 1863), on aurait donc retrouvé (ou en tout cas selon un certain point de vue…) le visage et les bras qui manquaient jusqu’alors à La Victoire de Samothrace, cette sculpture célèbre et magistrale récemment restaurée et exposée au sommet des escaliers les plus fameux du Musée du Louvre parisien. Ce visage, il se trouvait dans l’imaginaire de Fifou, ce « créateur de pochette » polyvalent et prolifique (à 31 ans, il a déjà plus de 500 cover à son actif…) qui poursuit avec le visuel de NGRTD (prononcez « négritude ») de Youssoupha le triptyque angélique commencé il y a trois ans avec celui de Noir D**** (prononcez « noir désir »).

La Victoire de Samothrace

Se libérer des codes

L’idée de ce triptyque visuel, que l’on ne doit donc pas voir comme une référence à la Sainte-Trinité malgré ses références iconographiques nécessairement chrétiennes, elle vient à la base d’une volonté de Youssoupha de faire évoluer drastiquement le contenu de ses visuels, et par filiation, de se libérer des codes esthétiques éculés d’un genre musical en manque criant d’imagination dans le domaine, et ce même si, selon Fifou – connaisseur émérite de la question – on peut constater une évolution nette depuis un an : « Depuis quelques mois, on commence à sortir un peu de la période où on était dans le rap dans des pochettes très basiques, où l’on était à l’écoute d’un chef de projet de maison de disques qui nous disait qu’il fallait un gros plan de la tête de l’artiste en guise de pochette pour qu’on l’identifie bien… »

Parvenir à faire de l’art là où il n’y a eu jusqu’ici que de l’artisanat. Noir D**** sera la 2e collaboration de Fifou avec Youssoupha (si l’on excepte la cover de la digitape En Noir et Blanc), qu’il connaît depuis À Chaque Frère (2007) et sa première signature en maison de disques (à l’époque chez Hostile Records, une division de EMI), et qu’il avait déjà photographié afin de donner naissance au cliché qui deviendra plus tard la pochette du second album de Youssoupha, Sur les Chemins du Retour (2009), où l’on voit le MC d’origine congolaise (il est né à Kinshasa, dans l’ancien Zaïre) un sac de voyage sur l’épaule, et des avions en phase de décollage en arrière-plan.

« C’est que vous refusez de voir la véritable couleur des Anges »

10 heures du matin, rue de la Roquette, sur une table boisée du Café des Anges (ça ne s’invente pas…), bonnet sur la tête et énergie très nette (il en est déjà à son troisième rendez-vous de la matinée), Fifou témoigne : « Dès le départ, Youssoupha avait envie de sortir du carcan des pochettes de rap reproduites à l’infini. On s’était vus six mois avant la sortie de Noir D****, il m’avait fait écouter les morceaux au fur et à mesure. Il voulait quelque chose de marquant, et qui, notamment, sublimait la couleur noire. La référence à l’Afrique, à la négritude, ce sont des thèmes qui ont toujours été présents chez Youssoupha. Dans ses textes comme dans ses précédentes pochettes d’ailleurs. On a alors eu l’idée de l’ange, dont on a voulu détourner la représentation traditionnelle qui impose la figure blanche aux yeux bleus. Youssoupha me disait que lui, lorsqu’il imaginait les anges, il les voyait noir…»

Alors, faut-il voir dans cette colorisation nouvelle une politisation quelconque ? Fifou, blanc de peau et habitué depuis qu’il est dans le métier à photographier des noirs de peau (« je crois que les Blancs pensent que je ne saurais pas les photographier »), de Kaaris à Booba, de Floka Flame à Kendrick Lamar, de Wiz Khalifa à Alonzo, répond par la négative : « vraiment, avec Youss’, on n’avait pas du tout la volonté de partir dans un discours ancré black nationalism ou Black Panther : simplement sublimer la couleur noire. On a même accentué encore la chose en recouvrant le gamin d’une peinture noire, afin qu’il soit plus foncé encore. Comme la recette a bien fonctionné, on a fait pareil pour la métisse aux yeux verts qui a servi de modèle pour la pochette de NGRTD, qu’on a elle aussi repeint de noir (ndlr : voir le clip de « La Couleur des Anges », making-of de la pochette). Si demain on choisit de prendre un modèle blanc, je crois qu’on le peindra en noir aussi… »

La seconde étape d’un triptyque angélique

L’enfant de Noir D**** évoquait une transition entre l’ange chérubin (cette bouille défiante et innocente) et l’ange déchu (ces ailes noires qui sont celles de Lucifer, qui fut ange avant d’être chassé du Paradis). Celui de NGRTD, lui, évoque une mutation sexuée de ces figures mystiques justement censées être totalement asexuées et porteuses de l’idée même de chasteté (on attend l’intervention de Civitas, qui devrait adorer cette jupe particulièrement courte que porte la jeune fille…) Fifou : « Ça a été dur de montrer sans montrer, surtout que Youssoupha ne veut surtout pas être dans le vulgaire. La fille contraste aussi avec celles qui sont souvent mises en scène dans le rap, plus pulpeuses, plus vulgaires. On voulait passer de la détermination assez sombre d’un gosse à quelque chose de plus gracieux, de plus léger, qui contraste aussi avec le titre de l’album, très dur. C’est Youssoupha qui a tenu à utiliser la silhouette d’une femme : pour ma part, quand on m’a parlé de négritude, j’imaginais plutôt un ange hyper balaise type Booba ou Kaaris…Dans le livret, on la met davantage en péril : on la voit souffrir, c’est beaucoup plus trash. »

La souffrance, comme celle endurée par le Christ lors de la Passion ? On a l’impression que c’est une représentation de la couronne d’épines, relique et symbole chrétien fondamental qui sert de chevelure à cette femme angélique. Fifou : « On a en fait essayé de faire figurer dans le livret tous les sentiments véhiculés dans l’album de Youss. Le titre est dur, mais le vrai thème de l’album c’est la love music. Il y a forcément des contrastes. »

La pochette, deuxième passage d’un triptyque envisagé et l’une des plus réussies du catalogue pourtant très vaste de Fifou (on avait aussi noté l’audacieuse scénarisation liée au visuel de Règlements de Compte d’Alonzo, qui représente le MC marseillais en Vierge de la Garde qui déverse ses balles d’or sur un innocent rejeton), appelle donc automatiquement un troisième élément. Après les ailes sur l’enfant et les ailes sur la femme (celles de NGRTD, en résine et inclinables, sont l’œuvre du chef déco Benjamin Maillet), verra-t-on des ailes encastrées dans le dos solide d’un homme ? « Ce sera un humain, assure Fifou, mais on ne sait pas encore exactement lequel. On reste sur les anges, quoi qu’il arrive, et dont je suis sûr, c’est que je veux que la troisième et dernière étape de la série soit un véritable feu d’artifice : il faut qu’artistiquement, ça explose ! »

Ces anges, nombreux et reproduits, ils apparaitront aussi bien évidemment au cours des lives de la tournée à venir de Youssoupha, et puis aussi bientôt à l’occasion d’une écoute photographique intitulée La Couleur des Anges – Youssoupha par Fifou et organisée à la galerie Brugier-Rigail, qui présentera, justement, une version agrandie du diptyque angélique accompagnée des photos de 16 autres anges (1 ange pour chaque morceau de l’album). Ce sera du dimanche 10 au lundi 12 mai.

Le son

Moins dur que son précédent album Noir D**** (on se souvient notamment de son triptyque, en vidéo cette fois-ci, qui mettait violemment en scène le morceau sartrien « L’Enfer c’est les Autres »), Youssoupha convoque sur NGRTD ce qu’il nomme, aux côtés d’Ayo, la « Love Musik ». Loin d’être guimauve malgré quelques premiers extraits très fédérateurs (« Smile », « Entourage ») le quatrième album de Youssoupha demeure même encore carrément vindicatif, comme sur ce « Public Enemy » et son sample bourré de basses délétères. Bons sentiments et punchlines toujours sanguinolents, l’album sortira le 18 mai chez Bomaye Musik / Believe Recordings.

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Fifou (Site officiel / Facebook / Twitter)

Youssoupha, NGRTD, 2015, Bomaye Musik / Believe Recordings, pochette par Fifou