Scandinavian Swords IIII : Atlas of Visions


En tant que sous-culture—quand son aspect contestataire ne la fait pas qualifier de « contre-culture » — la mouvance rave entretient un rapport particulier à l’artwork, et plus généralement au format album. Dans leur dimension fonctionnelle – puisqu’elles sont originellement produites pour être jouées dans le cadre de soirées, afin que leur écoute provoque la danse –, la techno et la house se sont développées au sein de champs de production alternatifs, parallèles à celui de l’industrie musicale institutionnalisée, du fait de la maginalisation générale du mouvement (selon laquelle il s’est d’ailleurs constitué).

La rave toujours en marge ?

Si aujourd’hui la culture rave dispose d’une meilleure reconnaissance (au point d’être, pour certains pans, institutionnalisés eux aussi) d’un point de vue aussi bien artistique que social, nombre de démarches s’inscrivant dans cette mouvance portent encore l’héritage sous-culturel auquel elles doivent leur origine.

Et pour cause, les stigmates sont encore frais ; ceux de l’époque où, continuant de faire vivre le vinyle dans les années 1990 (quand le CD commençait à enterrer le format), les acteurs de la mouvance rave structuraient des normes de production aujourd’hui encore ancrées. C’est donc, pour l’identité visuelle des enregistrements, un conditionnement au plus simple : une pochette souple de couleur unie (de papier ou de carton, souvent blanche ou noire), trouée en son centre pour laisser apparaître le macaron du disque, où sont imposés les noms du morceau et de l’artiste. Sale temps pour l’artwork, alors que le format conséquent du vinyle représentait (et représente peut-être encore) le meilleur moyen de rendre hommage à l’identité visuelle d’un album. Une démarche pourtant déjà reprise (ou initiée ?) par d’autres artistes, comme Krafwerk ou New Order (à l’influence indéniable sur la structuration des musiques techno et house), dont le Blue Monday est illustré à peu de choses près de la sorte.

New Order x Peter Saville — Blue Monday (1983)

Mais si le mouvement parvient à résister au CD, ce n’est pas le cas face au numérique ; la dématérialisation de la musique est même un pas en avant pour les DJ’s, le mix devenant beaucoup plus accessible et moins onéreux.

Les sorties de musiques électroniques dansantes, jusqu’alors pour beaucoup dépourvues de pochettes, sont donc contraintes de revoir leur normes, historiquement imposées de manière fonctionnelle (se limitant au strict nécessaire, probablement par manque de moyens). Car l’époque des débuts de la numérisation de la musique correspond aussi à celle d’une première vague d’institutionnalisation des cultures que regroupe la rave, imposant nombre de changements (perçus, par certains, comme un retour à ce contre quoi le rave s’était constituée) : une catégorisation à certains formats (album, EP, single…) et, de manière générale, une adaptation des productions physique de house et techno aux standards de l’industrie musicale (incluant évidemment une pochette, mais aussi promotion et tournée).

Varg2™ & Croatian Amor – Body of Water / Body of Carbon (2020)

Pourtant, l’influence de ce mouvement, dont nombre de sorties reprennent, aujourd’hui encore, les codes (notamment les singles ou EP de musique électronique), se fait toujours sentir. Car en réponse à l’adaptation au processus de production institutionnalisé et aux caractéristiques du format numérique, l’identité visuelle de certaines productions de musiques électroniques dansantes a continué de se caractériser par l’illustration de son macaron (préférant donc le format circulaire au carré, comme pour continuer à refuser une intégration du marché institutionnalisé de la musique, mais aussi, probablement, pour rendre hommage au format vinyle).

« Miroir magique au mur »

Des projets de musiques électroniques dansantes s’étant prêtés au jeu du « véritable » artwork, difficile de dégager une tendance. Pour autant, nombre de démarches visuelles d’œuvres techno interrogent le rapport des musiques électroniques dansantes à cet héritage multiple. C’est la démarche du label Northern Electronics, qui a illustré le dernier volet de sa compilation Scandinavian Swords par un artwork chromé.

Un effet métallique reflétant, qui rappelle évidemment l’effet miroir utilisé par The xx, visuel de leur bien nommé dernier album I See You, ici invoqué pour illustrer une très hétéroclite collection de 40 titres ratissant au plus large le spectre des musiques de club.

En deux volumes, un premier consacré aux différents styles de musiques électroniques dansantes et un second regroupant des titres s’inscrivant dans des sous-genres de musiques expérimentales, la compilation explore les liaisons entre deux univers que tout semblerait opposer et pointe leur proximité et les rapports d’influences que les artistes, parfois communs, issus de ces milieux peuvent entretenir : plus que de musiques électroniques dansantes, on parle de musiques de club.

Car, tout oxymorique qu’elle soit, la liaison entre l’univers de la techno et celui de l’expérimental est un état de fait : si les sous-genres de musiques électroniques dansantes se caractérisent par une constante, celle du rythme, imposant des objectifs de construction et de transition, un pan des musiques expérimentales (particulièrement l’orientation post ou deconstructed club du genre) explore plutôt, justement, la question de la rupture.

C’est dans leur rapport à la question du rythme que ces styles se font écho ; une relation mise en lumière à travers un point commun, celui de la liberté du symbolisme. Car dans l’expérimental comme dans la techno, la supposée formalité des styles, qui ne suffiraient presque pas à eux-mêmes, permet une très large interprétation des musiques : toute sensibilité, au contact de ces productions, pourrait s’y refléter.

Une démarche toute en nuances d’universalisme individuel (ou d’individualisme universel), caractérisée ici au mieux par l’absence d’un visuel unique, puisque l’artwork de la compilation reflète ce qui lui fait face.

C’est même, en dehors de cette histoire de l’évolution du rapport de la techno à l’artwork, une référence aux musiques électroniques (dansantes ou expérimentales) elles-mêmes, dont la popularité est souvent perçue comme un reflet de l’individualisme contemporain, dès lors qu’on estime que leur émancipation du symbolique leur permet de participer de façon très personnelle à la constitution du bagage culturel des individus (et même plus généralement de leur personnalité).  Tout en réfutant, presque traditionnellement, le formatage à un artwork « classique », l’idée porte un message sensé : la confrontation à ces musiques permet de s’y refléter, de s’y construire, et c’est pourquoi on s’y retrouve, ici même visuellement.

Le son

Quatrième volume de la série Scandinavian Swords, initiée en 2015 et regroupant, à chaque opus de façon toujours plus exhaustive, des titres froids et industriels, Atlas of Visions est une collection implacable de plus de trois heures. De la techno la plus glaciale à une trap aussi nonchalante que déconstruite, la compilation trouve sa cohérence dans son concept, confrontant (et réunissant), par la même occasion, têtes d’affiches et nouveaux espoirs. Une encyclopédie massive qui ne demande qu’à être explorée au gré de pulsions mélomaniaques.

V/A, Northern Electronics (Facebook / Instagram / Bandcamp)

Scandinavian Swords IIII : Atlas of Visions, 3h22mn., 2020, Northern Electronics, artwork par Jonas Bard