Suuns x Joseph Yarmush – Felt


Du temps et de la liberté. C’est ce que les membres de Suuns disent s’être laissés pour la production de leur nouvel album, Felt. Pourtant, force est de constater que le quatuor montréalais n’a pas chômé, ce nouvel album paraissant seulement deux ans après leur excellent Hold/Still. Alors que ce troisième disque était ouvertement sa composition la plus oppressante (l’écoute du premier titre, « Fall », avec ses guitares saturées, suffit à en persuader n’importe quel fan), le groupe semble cette fois s’éloigner de l’univers poisseux qui leur est si cher, aussi bien musicalement que visuellement.

Paradoxes et introspection

De cet artwork, c’est la couleur qui frappe d’abord. Bien que le ballon, élément principal de l’image, soit noir, c’est le fond d’un vert fluo presque maladif qui choque. Là où le groupe avait jusqu’ici toujours mis en avant des femmes camouflées dans un décor sombre (à l’exception d’Images du Futur et ses couleurs désaturées), l’illustration de Felt est bien plus énigmatique. Il s’agit pourtant de la pochette la plus personnelle du groupe. Réalisée par Joseph Yarmush, guitariste de Suuns, à qui l’on devait déjà les magnifiques illustrations de leurs précédents albums, elle a été imaginée par le chanteur de la formation, Ben Shemie, qui raconte avoir eu la révélation en voyant des ballons de baudruche lors d’un barbecue, l’été dernier.

L’idée de cette pression, qui semble fatalement mener vers l’éclatement, rappelle les compositions oppressantes du groupe. Celles qui jouent avec les nerfs du public, comme seuls savent en créer les musiciens de Suuns. Comme leur musique, l’action paraît simpliste et anodine, presque douce, mais c’est ce qu’elle ne raconte pas, ce qui est du domaine de l’appréhension, qui importe. C’est la main d’un des membres du groupe – du moins un moulage – qui figure sur l’illustration. La fragilité de celle-ci, aux doigts manquants, qui rappelle d’ailleurs l’artwork de Built On Glass de Chet Faker, semble annoncer un album plus doux, déconstruit et expérimental que les précédents.

Chet Faker x Tin & Ed – Built On Glass (2014)

C’est également ce que laissent à penser les premiers extraits de Felt. Loin des morceaux anxiogènes habituels, les singles « Watch You, Watch Me » et « Make It Real » tendent vers la nouveauté, et leurs vidéos suivent cette même idée. Réalisé par Russ Murphy, le premier clip dévoilé par le groupe joue sur l’introspection de la musique de Suuns, avec des collages et illustrations qui mélangent visages et genres. L’aspect glitch, dû au montage hyperactif, est encore plus assumé dans la vidéo de « Make It Real », dans laquelle la réalisatrice Sabrina Ratté, avec des images distordues et répétées – presque psychédéliques, reprend les codes du bug internet. L’identité visuelle faussement simpliste de ce nouvel album, aussi personnelle que texturée, joue sur les sens des spectateurs et semble brouiller les pistes quant à la nouvelle production de Suuns. Le titre même, Felt, résume à lui seul l’illusion de simplicité qui caractérise le groupe. Que le public y comprenne « velours » ou « ressenti » – les deux sens du mot en anglais, les montréalais semblent dire adieu à la noirceur qui caractérisait leur musique, tout en laissant à leurs compositions l’introspection qui les anime.

Le son

Le dangereux virage qu’entame Suuns rappelle leur collaboration en 2015, avec Jerusalem In My Heart.La batterie survitaminée et le micro saturé de « Watch You, Watch Me » contrastent avec le reste des productions du groupe, en l’engageant dans un milieu moins mainstream, comme les membres l’avaient promis à la sortie d’Hold/Still. La lenteur de « Make It Real » est la promesse d’un album plus déconstruit et beaucoup moins anxiogène que les précédents. Reste à savoir si, avec les nombreux et radicaux changements que Suuns, le groupe parviendra à conserver son identité.

Suuns (Site officiel / Facebook / Twitter / Instagram / Soundcloud)

Suuns, Felt, 2018, Secretly Canadian, artwork par Joseph Yarmush