Stephan Eicher & Traktorkestar x Laurent Seroussi – Hüh!


Dans Fantaisie Militaire, sans doute l’un des plus grands chefs-d’œuvre d’un artiste qui en compte quelques autres (L’Imprudence, Bleu Pétrole, et maintenant En Amont), Alain Bashung chante ce salaud qui « a bu l’eau du nénuphar », comme une allusion directe à cette pochette de disque, devenue célèbre et conçue par le Français Laurent Seroussi, où le chanteur, disparu en 2009, apparaît, mortifié et serein, dans une eau verdâtre dont le teint renvoie directement à celui d’Ophelia, le personnage d’Hamlet peint par le Britannique John Everett Milais juste avant la noyade de celle-ci. Stephan Eicher, qui a voulu rendre hommage, avec la sortie de son nouvel album Hüh! conçu aux côtés de l’ensemble Traktorkestar, non pas à Shakespeare (l’auteur d’Hamlet) mais à Bashung, se trouve ainsi pour sa part plutôt « noyé dans un bain de confettis ». Joint par mail, il nous en explique les raisons, sur Néoprisme.

Alain Bashung x Laurent Seroussi – Fantaisie Militaire (1998)

Hüh est un album de reprises de vos propres titres avec l’ensemble Traktorkestar. Quel lien trouver entre le contenu de cet album, et la figure d’Alain Bashung, que vous réutilisez ?

Stephan Eicher : Je sors de six ans de conflit avec mon ancienne maison de disques, qui se trouvait être la même qu’Alain Bashung. En 2005, on s’est retrouvés tous deux dans les mêmes studios à Bruxelles. Moi pour enregistrer Eldorado, lui pour un premier essai de son dernier album Bleu Pétrole. Il m’a parlé, avec la retenue et son calme qu’on lui connaissait, des problèmes qu’il rencontrait pour son disque qu’il était en train d’enregistrer. J’ai vécu, quelques années plus tard, les mêmes problèmes. Je me suis senti tout d’un coup englouti, submergé, comme en train de me noyer. Aujourd’hui je me suis entouré de ce groupe de fous furieux, les Bernois des Traktorkestar, avec leur sonorité venant des Balkans. Un son très festif.

C’est un choix artistique qui me trouble beaucoup, de me voir dans cette position.

Stephan Eicher

Concernant la pochette du disque, j’ai pensé à la sublime pochette d’Alain Bashung, Fantaisie Militaire, créée par l’artiste contemporain Laurent Seroussi, Je lui ai demandé s’il était envisageable de faire une « cover version », pas une reprise d’une chanson d’Alain, mais une Cover au premier sens du terme. Un clin d’œil envers l’industrie du disque, leur montrant que je me noie, dans des confettis, qui reviennent souvent dans ma musique. C’est un choix artistique qui me trouble beaucoup, de me voir dans cette position. Mais Laurent était confiant, sur le fait que le public comprendrait le mélange entre hommage et clin d’œil. Bref, mon idée était d’utiliser une sublime pochette réalisée par un grand photographe qui lui-même s’est inspiré d’une œuvre préraphaélite l’Ophelia de John Everett Millais.

Ophelia de John Everett Millais, Huile sur toile (1851)

La séance photo qui avait donné naissance à la pochette de Fantaisie Militaire avait été extrêmement désagréable pour Alain, qui était resté un moment assez important le corps plongé dans l’eau, dans l’attente que le charme opère et que la photo se fasse… De votre côté, ça a été ?

Stephan Eicher : Pas très marrant non plus, j’ai fait ça couché dans 30 centimètres d’eau fraîche, blessé par une hernie discale.

De manière extrêmement concrète, comment s’est passé le shooting ? On suppose que pour votre part, vous n’êtes pas plongé, sur cette photo, dans de l’eau…

Stephan Eicher : Laurent Seroussi a utilisé exactement la même installation : même caméra, même objectif, même position, tout identique à la séance avec Alain Bashung. Il a juste changé l’eau (!) et a ajouté des confettis.

À quel moment cette idée de photo at-elle germé dans votre esprit ?

Stephan Eicher : Sur la tournée, avec les Traktorkestar, en 2018, entre deux concerts, devant la justice. Juste au moment où mes problèmes de dos ont commencé.

J’ai voulu couvrir les larmes avec des confettis

Stephan Eicher

Dans Télérama, vous avez eu cette très belle phrase : « J’ai voulu couvrir les larmes avec des confettis ». Que veut-elle dire, exactement ?

Stephan Eicher : La disparition d’Alain Bashung reste un triste moment pour moi, comme pour tous ses fans. Je sais qu’à la fin de sa vie il souffrait de sa relation avec l’industrie du disque.

Entre le moment où j’ai été signé et aujourd’hui, il y a eu beaucoup de changements, j’ai vu beaucoup de gens qui ne sont que passés, comme utilisés comme des kleenex, rincés et après virés. J’ai été adopté en France, à bras ouverts, par les gens du métier. Des journalistes aux représentants de maisons de disques. Aujourd’hui tous ces gens ont disparu du paysage. Un par un… des gens créatifs, intéressants, qui ont souvent pris de gros risques avec moi.

Aujourd’hui, je travaille avec Stéphane Espinosa et toute son équipe, de Polydor. Ils ont un discours que j’apprécie et qui j’espère persistera.

Stephan Eicher par Laurent Seroussi

Le son

Il y a un moment, comme ça, où on a besoin de faire le point. De ressortir les albums photos, d’ouvrir les cartons et les boîtes dans lesquelles on cloitre les souvenirs, de parler à ceux qui ne les ont pas connu de ses succès d’hier. Pour un musicien, et pour un artiste qui, comme Stephan Eicher, fait paraître des disques depuis le tout début des années 80, c’est donc dans sa discographie, que l’on se replonge d’abord. Le chanteur helvète, natif de la région de Berne, s’est ainsi intéressé à un artiste qui a dû, parfois, lui sembler bien lointain (son premier album Spielt Noise Boys est sorti en 1980, c’est-à-dire il y a plus de quarante ans…), et a décidé de ré-interpréter ses titres d’hier au côté de l’ensemble balkan Traktorkestar, spécialisé dans le maniement de cuivres et de percussions. Hüh!, l’album issu de cette expérience inattendue, donne une couleur naturellement toute neuve à ces instants d’hier revenus à la vie, aujourd’hui, avec une teinte rayonnante.

Stephan Eicher & Traktorkestar (Site officiel)

Laurent Seroussi (Site officiel)

Stephan Eicher & Traktorkestar, Hüh!, 2019, Polydor / Universal Music, artwork par Laurent Seroussi

Pour écouter et se procurer Hüh!, c’est par ici.