Sleaford Mods — All that glue


On connaît l’histoire, ou à peu-près, de cette urinoir renversé signé R. Mutt, un artiste originaire de Philadelphie que personne, lorsque l’œuvre est présentée au comité de la Société des indépendants de New York en 1917, ne connaît. C’est qu’il s’agit d’un pseudonyme utilisé alors par Marcel Duchamp — lui, proche notamment des cubistes dissidents, est déjà alors largement connu — qui, en testant l’ouverture d’esprit du comité, propose la première œuvre ready-made (ou en tout cas, la première ayant, par Duchamp, été exposée) de l’histoire. Le comité le refuse — l’objet est jugé « immoral et vulgaire » et même plagiaire — mais, ô surprise, c’est Duchamp qui l’a réalisé et a détourné un objet ordinaire de sa fonction habituelle. « Ce n’est pas une révolte (… ) c’est une révolution ! ».

Marcel Duchamp, 1917, Fountain, photograph by Alfred Stieglitz © Wikipedia / Creative Commons / Coldcreation

Homme Fontaine

Considérée comme l’une des œuvres les plus polémiques et les plus importantes du XXe siècle — la définition de ce qui est art, dès 1917, mute de manière décisive —, La fontaine originelle de Marcel Duchamp a disparu mais des répliques, certifiées conformes par le français, existent. Elles font parties des œuvres les plus chères de l’art. L’art est partout, l’art est tout le temps, quand on regarde le monde d’un œil différent.

Marcel Duchamp en 1927 (détail d’une photographie de presse, Bibliothèque du Congrès © Wikipédia / Creative Commons

Sleaford Mods qui réutilise Duchamp ? Compliqué, d’emblée, de trouver un lien entre le Français, originaire d’une famille particulièrement aisée des Hauts-de-Seine, qui connaîtra rapidement le succès et qui fréquentera le tout-Paris et bientôt, le tout-New York, et Sleaford Mods, ce duo de Nottingham qui ne connaît qu’un succès (relatif) depuis quelques années et après une série d’albums parus sans qu’ils n’intéressent forcément grand-monde.

Le ready made, ou l’art de détourner le réel afin de lui donner une signification nouvelle, paradoxale, inverse, et le post-punk anglais tendance archi minimale (une boucle qui tourne, et un mec qui pose des textes énervés dessus), nécessairement héritée du punk, une culture qui valorise le droit de faire (de la musique, de la mode, du design) même lorsque l’on n’est pas censé savoir faire ? L’un paraît en fait, lorsque l’on fouille un peu plus, héritier indirect de l’autre.

Ready made et culture punk

Alors, si Jason Williamson — parolier punk scandeur, rappeur, lyriciste à la plume acérée — et Andrew Robert Lindsay Fearn — producteur stoïque et stone de ces sons qui vont à l’essentiel, c’est-à-dire au ras-du-sol — ont choisi La Fontaine de Duchamp comme référence évidente pour illustrer cet album qui fait à la fois office de best of et de recueil de morceaux jamais parus sur disques, c’est à la fois pour la démarche, punk avant l’heure, qui était celle du plasticien et peintre français (vouloir exposer une pissotière en l’appelant « Fontaine » ? Il fallait le faire) et en même temps pour ce qu’elle représente en elle-même — un endroit où l’on déverse les saletés du corps et peut-être même, allez savoir, de l’esprit.

Bien sûr dans cette pissotière, le duo de Nottingham a ajouté, histoire de personnaliser un peu le propos, des mégots vétustes comme on en retrouve dans les toilettes, qui peuvent être malodorantes, de ces bars peu entretenus du nord de l’Angleterre, ou de partout ailleurs, où l’art du très grand fumeur se confond avec celui du très grand buveur. Cette pochette-là sent l’urine et les mégots que l’on s’amuse à viser, la bite à la main et le jet de pisse baladé dans les airs ? Les textes de Sleaford Mods, si on décide de les entendre ainsi, aussi.

Second degré et jet d’urine

Car pour Jason Williamson — la véritable tête pensante du projet —, c’est un peu ça, Sleaford Mods : l’exutoire idéal dans lequel déverser une colère légitime et qui ne se contente pas de regarder son propre nombril — elle est souvent sociale et collective, cette colère —. Sleaford Mods, c’est aussi un espace où le second degré est au moins aussi important que la première couche, comme chez Duchamp qui, dans son genre à lui — pas franchement le même genre de bonhomme que Jason… — maîtrise l’art de la provocation à une hauteur jamais atteinte à ce niveau-là en 1917. De là à dire que les deux projets étaient fait, un jour, pour se rencontrer…

Le son

All that glue n’est pas un best of mais plutôt, une rétrospective des morceaux jugés, par le groupe lui-même, comme les plus importants de sa carrière. Quelques inédits, aussi (« Routine Dean », « Jolly F**ker »…), qui n’ont désormais plus seulement leur place sur scène mais également sur disque. Globalement ? Partout cette même gouaille, comique et tragique, qui dépeint une Angleterre ravagée par les crises sociales, les dérives identitaires, les replis sur soi qui éloignent toujours un peu plus des autres. C’est Ken Loach qui a pris le micro et qui a décidé, plutôt que de passer par le cinéma ultra réaliste et social, de scander les tracas des laissés-pour-compte, des piliers de comptoirs et des prolétaires qui continuent de construire, à la chaîne, un monde dans lequel ils ne voudraient surtout pas habiter. C’est du punk qui, cette fois, ne l’est pas uniquement pour caler le mot dans une bio, aussi courte que les idées, publiée sur Facebook…

Sleaford Mods (Site officiel / Facebook / Twitter / Instagram / YouTube)

Sleaford Mods, All that glue, 2020, Rough Trade Records, 73 min.