Shabaka & The Ancestors x Daniela Yohannes — We are sent here By History


Acteur prépondérant d’une nouvelle scène londonienne (de Kokoroko à Yussef Kamaal, d’Ezra Collective à The Heliocentrics) qui immisce le jazz dans un renouveau drum’n’bass, reggae, rock, grime, le saxophoniste Shabaka Hutchings est sans doute celui dont la musique dialogue le mieux avec l’histoire, avec un grand H (celle des autres) ou avec un plus petit (la sienne).

Avec Sons of Kemet (Your Queen is a Reptile, 2018), il explorait ainsi son identité caribéenne, et le parcours de ceux et celles rendus peu visibles par le poids de l’Histoire (« Ta Reine n’est pas notre Reine / Elle ne nous voit pas comme des humains ») au sein d’un album marqué afrobeat politique (les titres des morceaux faisaient tous référence à des femmes noires influentes à travers les âges). Un disque illustré par le travail de Mzwandile Buthelezi, artiste multi-disciplinaire basé à Johannesburg avec qui il avait déjà travaillé, quelques mois plus tôt, sur le premier album de son projet mené avec The Ancestors, Wisdom Of Elders

Les maux sont durs

Très actif — il a également sorti entre-temps deux disques sous le projet The Comet Is Coming — Shabaka Hutchings s’est ainsi plongé il y quelques mois, avec The Ancestors (dont le nom du groupe lui-même implique que le voilà de retour sur la terre de ses ancêtres), dans un projet au nom éloquent : We are sent here by History (« Nous sommes envoyés ici par l’Histoire »). Sur cet album, une réflexion sur la condition des humains nés avec une peau à la couleur sombre, et confrontés à la suprématie de ceux nés avec une couleur plus claire.

Grâce aux incantations du poète et chanteur Siyabonga Mthembu, Shabaka & The Ancestors condamnent ainsi le capitalisme qui spolie et enferme dans une logique matérialiste, fustigent les mâles aux attitudes de plantes toxiques, alertent sur les dérives d’un système qui se consume de l’intérieur, et bouffe à toute allure l’entièreté de son extérieur. Un disque alerte, sorti quelques jours avant le début de la crise Covid. Prophétique ? Lucide.

Comment illustrer un tel disque, qui fustige les dominants qui ont tout détruits et indique que c’est peut-être bien par le biais des actuels dominés qu’interviendra la solution ? Par le travail, non plus cette fois de Mzwandile Buthelezi, mais par celui de Daniela Yohannes, artiste londonienne qui explore, à travers un travail pictural intense, la place de cet invisible qui intervient, constamment, sur les corps et les esprits de ceux qui savent l’accepter, et qui confronte les thèmes de conscience, de race, d’ascendance, de nature éthérée, de cosmos et de pluralité de l’individu.

La lutte est douce

Pour We are sent here by History, elle lègue cette peinture sublime, qui représente un garçon à la peau noire et entouré par un cosmos qui l’est tout autant. Dans son attitude, il y a la volonté d’une lutte, puisque ses deux points sont agencés (et bien qu’ils ne soient pas serrés) comme ceux d’un boxeur sur la défensive. La défense, l’attaque, mais en proposant la grâce.

Derrière lui, un cercle qui incarne sans doute le monde, disposé à être modelé d’une façon nouvelle, puisque peu conforme, dans la manière dont elle a choisi de le représenter, à la réalité qui est actuellement la sienne. Nous sommes envoyés ici par l’Histoire. Pour faire autre chose du futur ?

Shabaka & The Ancestors © Jaša Gnezda and Mzwandile Buthelezi

Le son

Au sein d’un album qui prend son temps, et qui cite les plus grands (compliqué de ne pas voir ici l’ascendance d’un Miles Davis, période Bitches Brew), Shabaka & The Ancestors livrent un disque enregistré lors du passage du londonien Shabaka en terres sud-africaines, celles des Ancestors, instantané d’une réflexion menée à plusieurs et portée par une volonté, fondamentale et fertile : réfléchir sur le monde que l’on voudra livrer aux autres demain. La réflexion, on l’a compris, n’aurait pas pu mieux tomber…

Shabaka & The Ancestors (Facebook / Instagram / YouTube)

Daniela Yohannes (Site officiel / Instagram)

Shabaka & The Ancestors, We are sent here by History, 2020, Impulse! Records, artwork de Daniela Yohannes