Oneothrix Point Never x Jim Shaw x David Rudnick – Age of


Qu’est-il arrivé à Daniel Lopatin ? Depuis 2015, et la sortie de l’éprouvant Garden Of Delete, l’américain derrière l’alias Oneothrix Point Never, improbable tête de proue du mythique label Warp, prend un malin plaisir à se fourrer dans des projets inattendus. De ses collaborations avec la convoitée FKA Twigs, dont le LP2 ne saurait se faire plus attendre, à la réalisation, avec Iggy Pop, de la bande originale du Good Time des frères Safdie, il semble être devenu intenable.

De ce parcours riche en collaborations – Lopatin a également travaillé avec David Byrne et Anohni – a résulté Age Of, nouvel ovni du producteur, à l’issue de sessions d’enregistrement dans une maison privée du Massachusetts. Derrière cette bombe à retardement, qui dévoile un peu plus sa richesse à chaque écoute, pas étonnant de retrouver l’ex-chanteuse d’Antony and the Johnsons, aux côtés du prodigieux James Blake et de Prurient, à la discographie tentaculaire. Au visuel, le non moins talentueux David Rudnick, livrant un travail exhaustif, avec différentes version d’un artwork faussement simpliste.

L’âge de ?

Épuré au possible, l’artwork de David Rudnick, déjà responsable, en partie, de l’identité visuelle de l’album Sirens de Nicolas Jaar, présente simplement, sous l’intitulé de l’album, le tableau The Great Whatsit, du peintre américain Jim Shaw. Le choix de l’illustration, s’inscrivant dans la démarche de l’artiste, de représenter les paradoxes d’une Amérique contemporaine perdue entre ses mœurs conservateurs et un jusqu’au-boutisme frôlant constamment l’hérésie, n’est pas anodin.

En reprenant les codes de toiles amateures récupérées sur eBay, de crispés portraits de famille, l’artiste dépeint l’hypocrisie d’une société faussement parfaite, dans une démarche presque surréaliste. Représentée à travers des personnages aux expressions en pleine uncanny valley – théorie de la vallée de l’étrange, illustrant la gêne ressentie à la vision de robots trop ressemblants à l’humain, aux monstrueuses imperfections –, l’imaginaire de Jim Shaw se présente comme un miroir déformant de notre réalité. Une définition saillant à la musique d’Oneothrix Point Never, calignieuse, remplie d’infimes mélodies, comme d’éphémères bouées lancées à l’auditeur, perdu dans un océan de sonorités inconnues.

Jim Shaw – The Great Whatsit

Un univers bien caractérisé par la toile qui illustre Age Of, où l’irradiant MacBook semble ne pas être au centre de l’attention des femmes, au visage figé, détournant – volontairement ou pas – leur regard de l’objet. L’interprétation est libre, mais la représentation déifiée de l’ordinateur rappelle, avec le titre de l’album, les discours d’aliénation par les écrans : l’âge des technologies ? Mais comme les protagonistes de la toile, Daniel Lopatin et David Rudnick fuient le numérique. Pour la musique, à grand renfort de clavecin, pas vraiment l’instrument le plus représentatif de notre époque, et pour le visuel, en s’inspirant de l’agencement des pochettes d’albums de musique classique, rarement en tête des charts.

Frans Brüggen x Caspar Netscher – Concerti per Flauto, archi e cembalo op.10 (1980)

Sur leur compte Twitter respectif, les deux artistes ont cependant dévoilé de mystérieux artworks alternatifs, propres au différents supports de l’album. Si la version digitale d’Age Of semble être affiliée à la pochette « neutre », celle des copies physiques de l’album est parasitée par d’illisibles inscriptions, dont l’agencement rappelle d’ailleurs la démarche de Nicolas Jaar et David Rudnick pour la version CD de Sirens.

Les inscription ECCO / HARVEST / EXCESS / BONDAGE, aux typographies typiques de David Rudnick, sembleraient presque être un chapitrage de cet album concept, comme les véritables « âges » d’Age Of.

 

Le son

Comme sa pochette, l’album se joue de sa fausse simplicité. Alors que les amateurs du travail d’Oneothrix Point Never découvraient avec surprise, à la sortie de l’album, des chansons aux structures mélodiques continues, le travail de Lopatin n’a rien de lisse. Les effets glitchs saturés ponctuent toujours sa musique, et les voix, plus présentes que jamais, ajoutent une dimension prophétique aux chansons, sonnant déjà apocalyptiques. Mention spéciale, tout de même, à la prestation « björkesque » d’Anohni sur « Same », qui finit d’imposer Age Of comme une forteresse, aux 1001 pièces cachées, à braquer encore et encore pour en découvrir chaque recoin.

Oneohtrix Point Never (Facebook / Twitter / Instagram / Youtube)

Oneothrix Point Never, Age Of, 2018, Beat Records / Warp, artwork by Jim Shaw & David Rudnick