Las Aves x Lucien Krampf x Lambert Duchesne – I’ll Never Give Up on Love Until I Can Put a Name on It


Le regard dans le vide, le visage lisse, à peine déformé par des larmes parfaites — trop belles pour être vraies ? —, le téléphone collé à l’oreille… Voilà comment les Français de Las Aves perçoivent la rupture à l’ère du tout numérique, le thème de leur deuxième album. Si l’artwork annonce la couleur, le titre du disque, intitulé I’ll Never Give Up on Love Until I Can Put a Name on It, est quant à lui garant de la subtilité du message véhiculé au long des 32 minutes qui le composent.

Évitant l’écueil du discours de désincarnation sentimentale des années Tinder, celle d’une prétendue « génération Y » dont on responsabilise à outrance le comportement, le groupe explore la séparation 2.0 avec une justesse n’égalant que l’énergie qui se dégage de ce nouvel opus. 

Il n’y a rien de tel qu’une peine de cœur pour en apprendre plus à propos de soi

Las Aves

La ligne est fine, par moments subtile même, mais à l’écoute de cet album solaire et mature, force est de constater que les musiciens savent de quoi ils parlent. Pour cause, la chanteuse de la formation Géraldine Baux explique, dans un post Facebook publié à la sortie du disque, qu’une rupture amoureuse est à l’origine d’I’ll Never Give Up on Love Until I Can Put a Name on It 

« Il n’y a rien de tel qu’une peine de cœur pour en apprendre plus à propos de soi. Et c’est ce que j’ai fait. Ça a commencé avec de la colère, un fiévreux cri du cœur. Je ne voulais pas que l’album soit à propos de lui, je voulais que ça parle de moi, de nous tous, qui cherchons l’amour véritable, des sentiments réels, un absolu que certains qualifient d’idéaliste. 

Au cours du processus créatif, certaines choses de mon passé que je n’ai jamais vraiment traitées ont refait surface dans les chansons. J’étais hésitante au départ, pas vraiment explicite. Mais on a creusé au plus profond de ces idées pour voir ce qu’elles exprimaient vraiment, et ça a été le point de rupture de la conception de l’album. »

Un thème universel, aussi inspirant qu’inépuisable, évidemment déjà traité par une foule d’artistes issus de tous registres — de Björk à James Blake en passant par Frank Ocean —, mais duquel Las Aves parvient à extraire une substance profondément actuelle, bienveillante et fraîche. Car comme le conclut la chanteuse dans son post, I’ll Never Give Up on Love Until I Can Put a Name on It « n’est pas un album triste ou pessimiste. C’est seulement l’histoire d’un voyage menant vers des jours meilleurs. »

FAKE

À la vue de ce processus créatif cathartique, dont la thématique était déterminée dès le début de la production, pas étonnant d’apprendre que Las Aves avait une idée assez précise de ce à quoi ressemblerait la pochette : « À la base, raconte Jules Cassignol, membre du groupe et chargé de son identité visuelle, on avait eu l’idée de montrer une fille au téléphone, dont les larmes auraient rempli une piscine couleur rose bonbon. On savait déjà qu’on voulait ce côté un peu kitsch (comme Lichtenstein, par exemple ?) avec une image exagérée pour appuyer l’idée du bouleversement que provoque une rupture. »

Rory Lichtenstein, Crying Girl, 1963

Un cahier des charges établit par les musiciens, mais transmis au touche-à-tout Lucien Krampf, membre de Casual Gabberz, également producteur de l’album. « Quand on en parlait avec Géraldine et les autres, continue Jules, on s’inspirait énormément des thèmes de l’album, mais aussi de la violence qu’on retrouve dans certains morceaux. Côté instrumental, on trouvait que l’aspect fake de la pochette collait aussi bien avec les productions super synthétiques et assez léchées. »

Si la production de l’artwork est restée interne au cercle de production du disque lui-même, Lucien a fait appel au vidéaste Lambert Duchesne pour travailler directement sur la pochette. « On a commencé à travailler sur le moodboard qu’avait défini le groupe, se rappelle Lambert. Vu que ce qui en ressortait était l’idée d’avoir un truc assez mélancolique et très synthétique, on est partis sur un modèle 3D avec Lucien. »

Un travail exécutif donc, mais au sein duquel le réalisateur explique avoir eu une importante marge de manœuvre : « Au niveau de la composition et du modèle, c’est vraiment Krampf et moi qui avons décidé. On a essayé pas mal de choses, mais c’est le format close-up, super près du visage, qu’on a préféré. Après ça a été beaucoup de technique, un gros travail sur les textures, les layers et les flares… Je me souviens qu’on a passé pas mal de temps sur les larmes par exemple, pour avoir ce rendu “un peu trop beau”. On les a dessinées en 2D, et on les a passées dans plusieurs logiciels pour mettre du volume et avoir ce rendu très aqueux. »

Une minutie qui fait honneur à l’album, aussi garante du sentiment d’intimité transversal au disque. Le rendu parvient habilement à retranscrire l’ambiance comme les subtilités des chansons, cette souffrance à la fois digitale et humaine. Autant d’idées cachées dans les textures, rappelant justement le travail d’un des maîtres du genre : « Mes références sont plus graphiques que conceptuelles sur ce travail, explique Lambert. Je n’y ai pas spécialement pensé cette fois, mais c’est sûr que Jesse Kanda influence ce que je fais. Ce sont d’ailleurs ses productions qui m’ont, en partie, faites prendre conscience de tout ce qui était possible de faire avec la 3D. »

D’ailleurs proche d’Arca, pour qui Jesse Kanda a beaucoup travaillé, SOPHIE a illustré son premier album d’un artwork aux textures également très lisses.

SOPHIE x Eric Wrenn x Charlotte Wales – OIL OF EVERY PEARL’S UN-INSIDES (2018)

Le son

Après deux albums et dix ans d’existence sous le nom de The Dodoz, les Toulousains de Las Aves ont entamé une nouvelle carrière, résolument plus pop et alternative, avec un premier EP, L.A., paru en 2015. Un tournant convainquant, ayant amené le groupe à enregistrer un très solide premier album, Die In Shanghai, sorti en 2016 et produit par la moitié de The Dø, Dan Levy.

Toujours aussi bien entouré, le groupe fait son retour cette année avec un disque plus mesuré et introspectif, qui arrive à prendre son temps sans pour autant perdre l’énergie qui caractérise les productions de Las Aves. La recette fonctionne à merveille, la voix — tantôt déformée par des effets du meilleur goût, tantôt presque blasée — de Géraldine Baux se posant sur d’entêtantes mélodies, qui font aussi bien leur preuve dans le registre mélancolique (« Latin Lover », « Baby ») que dans l’hymne pop à toute épreuve (« A Change of Heart », « Worth It »).

De quoi saluer une belle prestation pour un exercice — celui du deuxième album — souvent ingrat, à laquelle la pâte de Krampf sied particulièrement.

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Las Aves, I’ll Never Give Up on Love Until I Can Put a Name on It, 2019, Cinq 7, 33 min., artwork par Lucien Krampf et Lambert Duchesne