Kevin Morby x Matt Lief Anderson — Sundowner


Dans son essai pionnier et toujours furieusement d’actualité, paru en 1929, l’autrice féministe anglaise Virginia Woolf développait l’idée qu’une femme, pour écrire et par filiation, pour créer, devait pouvoir bénéficier d’une Chambre à soi, un lieu, à l’abri du regard des autres, où il lui serait possible de s’isoler, physiquement et mentalement, afin de pouvoir faire germer cette flore si singulière que l’on nomme la création. « Il est indispensable qu’une femme possède quelque argent et une chambre à soi si elle veut écrire une œuvre de fiction », condensait-elle, rappelant par ailleurs que ces conditions, les hommes en bénéficiaient largement et depuis longtemps.

Une chambre à lui

Une chambre à soi — le titre a été re-traduit récemment en français, devenant Un lieu à soi — afin de pouvoir créer… et peu importe que cette chambre soit dénudée de ce qui la caractérise en premier lieu, c’est-à-dire un plafond et les murs nécessaires à la constitution d’un logement plus conséquent ? Dans la chambre qu’occupe ici Kevin Morby — qui n’est certes pas une femme mais l’un des grands compositeurs américains de folk de sa génération, mais qui nécessite, lui aussi, un lieu isolé pour pouvoir exploiter le potentiel de son moi intérieur —, s’il n’y a que deux murs sur les quatre que l’on trouve habituellement, l’espace a le mérite d’exister.

Loin des autres et proche de lui-même, Kevin Morby songe, assis sur un lit de fortune. Un tableau, derrière lui, représente un paysage fait d’un ciel bleuté et de palmiers imposants, choix de décoration intéressant puisqu’un paysage semblable (les palmiers en moins) s’allonge tout autour de lui, offrant la perspective des grands horizons et du plein-air qui rempli les poumons.

Sundowner — un néologisme qui renvoie à l’idée du coucher d’horizon, du soleil qui s’éclipse, qui s’effrite, qui s’isole — est un album enveloppé d’une mélancolie certaine, et cette pochette lui fait parfaitement écho. Le disque acclame le sentiment exutoire de cette grande liberté qu’on ne peut toujours obtenir — la pandémie mondiale les réduisant encore, ces possibilités —. Mais une mélancolie sans doute heureuse, car les mélodies et les compositions de Kevin Morby ne sont jamais plombantes, et parce malgré la mine songeuse et sans doute préoccupée du musicien américain, c’est bien une éclairci, très belle par ailleurs, qui maquille l’horizon d’une lueur plein d’espoir. Une mélancolie pas trop malheureuse donc ? Le spleen, si cher à Baudelaire et à tant d’autres ? On s’en approche.

Le créateur s’isole pour penser et s’il craint tout de même un peu le prolongement de cette solitude (un téléphone, fixe, est cloué au mur, en cas d’urgence…), on sent bien que celle-ci s’avère fondamentale efficace. C’est que cette photo cloutée au mur derrière pourrait bien être l’incarnation d’un processus créatif qui, déjà, fait son effet, et propose même une vision proche, mais « altérée » (dans le très bon sens du terme) de l’environnement qui l’entoure. Aussi originale soit sa propre version du monde, il faut en effet bien se baser sur quelque chose, et même si ce quelque chose se contente d’être une plaine dans lequel ne s’impose rien d’autre que le grand vert.

Kevin Morby © Johnny Eastlund

Le son

Sur un nouveau disque, fabriqué seul, isolé dans un cabanon niché dans un jardin du Kansas, le songwriter Kevin Morby pense au soleil qui, chaque jour, disparaît derrière un horizon lointain pour ne réapparaître que tôt le lendemain, et se désole de cette tragédie quotidienne. C’est un disque spleenien, plein d’une mélancolie pas trop triste, qui s’exprime via un folk, primitif pour Kevin et loin de ce qu’il proposait plus récemment, où aux guitares acoustiques venaient s’ajouter quelques tonalités plus électriques.

Kevin Morby parle aussi beaucoup de solitude car c’est là la véritable condition de chaque véritable artiste. Cette solitude que l’on recherche, parfois désespérément, pour pouvoir faire surgir le grand enchantement. Le sien est venu entre les étroitesses d’un cabanon de fortune. Et a abouti à la grâce d’un cowboy qui aurait chiqué, non pas du tabac, mais sans doute un bouquet de larmes.

Kevin Morby (Site officiel / Facebook / Twitter / Instagram / YouTube)

Kevin Morby, Sundowner, 2020, Dead Oceans, 47 min., photo de Matt Lief Anderson