Kendrick Lamar x Renell Medrano — Mr. Morale & The Big Steppers


On ne sort pas, lorsque l’on s’appelle Kendrick Lamar, un album un vendredi 13 par hasard. Pas cinq ans après le précédent — le brûlant Damn, 2017. Pas après tant d’années de mutisme lorsque l’on se fait, depuis le début de sa carrière, un pourfendeur si clairvoyant des idéaux racistes, xénophobes, réactionnaires dans un pays qui en a connu tant, ces derniers mois, des dérives de ce genre. Pas avec l’attente que suscite la carrière de ce rappeur dont la présence, aux côtés des monstres Dr. Dre, Snoop Dogg, Eminem, 50 Cent et Mary J. Blige lors du dernier show du Super Bowl, attestait de la place qui est désormais la sienne au panthéon du hip-hop étasunien.

Couronne

Le vendredi 13 est le jour où Jésus fut crucifié sur le Golgotha. La veille de sa Passion, il avait convié treize participants à son ultime repas — comme les treize participants de ce disque, si l’on compte les dix featurings (dont Beth Gibbons, la très rare chanteuse de Portishead ou le Londonien Sampha) et les trois personnages présents sur sa pochette ? C’est ce jour-là, qui vit Jésus roué de coups, de crachats et d’injures, qu’on lui posa sur la tête une couronne d’épine, attribut qui symbolisait, pour les soldats romains responsables de ce calvaire, l’absurdité délirante de ce Juif, venant de la campagne, qui avait l’outrecuidance de se vouloir roi. « Alors Pilate prit Jésus, et le fit battre de verges. Les soldats tressèrent une couronne d’épines qu’ils posèrent sur sa tête, et ils le revêtirent d’un manteau de pourpre », dit l’Évangile selon Jean.

Une couronne d’épines, cela n’a échappé à personne, Kendrick en porte une, lui aussi, sur la tête, sur cette photo devenue la pochette de Mr. Morale & The Big Steppers, son septième album. 

Kendrick Lamar © Renell Medrano

Des épines… ou des diamants, plutôt, car plus personne, depuis des années, n’est assez fou pour traîner Kendrick dans la boue. Le rappeur a bien conscience, et depuis longtemps, de sa position, lui qui rappelle en ouverture du disque (« United in Grief ») que 1855 jours sont passés depuis son dernier album. Et que beaucoup, depuis ce jour-là, l’ont attendu. Si l’on file la métaphore christique et que l’on n’est pas trop regardant sur les chiffres, après la Crucifixion vient la Résurrection et Pacques, on y est ?

Prophète

Alors, Kendrick Lamar est-il le roi d’un game, le hip-hop, qui ne jure plus, et parce que Kanye West aurait plutôt tendance à incarner l’ange révolté tombé du Paradis, que par lui ? Est-il le sage, le prophète qui prêche la parole juste et droite, qui l’est devenu encore plus depuis que ses textes, non contents d’être reconnus comme parmi les plus fins et les plus éloquents du hip-hop américain, ont même été couronnés, en 2018, par le très consciencieux prix Pulitzer pour ses textes absolument engagés et anti-racistes ?

La couronne, oui. Mais pas seulement. Car Kendrick Lamar, sur cette pochette, apparaît toujours aussi comme le Good Kid qui cherche sa voie au sein de la M.A.A.D. City, comme le résumait si bien le titre de son troisième album — celui du tube « Swimming Pools (Drank) ». Il porte dans les bras sa fille de trois ans alors que sa femme, Whitney Alford, avec qui il est en couple depuis si longtemps, porte dans les siens un nourrisson à peine né. Good Kid. Mais dans une si mauvaise cité, qui n’est plus seulement le quartier de Compton (Los Angeles) qui l’a vu grandir, mais plus généralement les États-Unis d’Amérique dont il peut légitimement aujourd’hui se faire un porte-parole générationnel, il faut savoir rester sur ses gardes. Alors, le flingue reste présent dans le pantalon, au cas où les choses dégénéreraient. On est aux USA, right ?

Kendrick Lamar © Renell Medrano

C’est un Kendrick protecteur, un Kendrick responsable, père de famille, apaisé, plus mature qu’hier, qui se met en scène sur cette pochette signée par la photographe Renell Medrano. C’est aussi une pochette qui met en scène, une nouvelle fois, un enfant sur la pochette de l’un de ses disques, comme cela avait été le cas pour celle de Good Kid, M.A.A.d Citypuis aussi pour celle de To Pimp a Butterflyoù, parmi la foule de gangsters qui avaient pris d’assaut la pelouse de la Maison-Blanche figurait là aussi un bambin, l’air surpris et tout content de se retrouver dans cette cohue qui avait l’air de bien faire rigoler toutes les personnes qui se trouvaient autour de lui. 

Kendrick Lamar © Renell Medrano

Pas étonnant, lorsque l’on sait la place de l’enfance et des éléments qui la bouleverse dans les textes de Kendrick et quand on se rappelle que son père, juste avant que lui ne naisse, avait précisément rejoint Compton pour fuir une ville de Chicago où il faisait partie d’un gang, celui des célèbres Gangster Disciples. Le gangstérisme, depuis qu’il est enfant, fait intimement partie de la vie de Kendrick. Celui-ci le poursuit, même s’il n’est plus que dans les détails — il était la partie centrale des pochettes de Section 80 et de To Pimp a Butterfly —, aujourd’hui encore.

Passion

Père de famille attentif (la gamine dans les bras). Christ pour qui les épines sont devenues diamants (la couronne). Témoin et acteur conscient des dangers que représente, encore et toujours, le monde environnant (le flingue à la taille et le regard tourné vers l’extérieur, au cas où). Une pochette magnifique qui porte un disque rare, où le propos est humble, honnête, introspectif, à 10 000 lieux de ceux des concurrents aux cerveaux cramés comme un certain Kanye West, auquel beaucoup n’ont jamais cessé de le comparer, mais auquel on ne le devrait surtout pas. Reste à savoir, avec ce disque qui regorge d’allusions christiques et donc testamentaires, ce qu’il adviendra de cette silhouette coiffée d’une couronne d’épines en diamant à la fin de cette longue Passion dont Kendrick Lamar semble, c’est inédit, décider lui-même du tracé…

Kendrick Lamar (site officiel / Facebook / Twitter / Instagram / YouTube)

Renell Medrano (Site officiel / Instagram / Twitter)

Kendrick Lamar, Mr. Morale & The Big Steppers, 2022, Top Dawg Entertainment, 1h13 min., photo de Renell Medrano