Ibrahim Maalouf — 40 melodies


« Nous étions en 1992, j’avais onze ans, c’est une journée dont je me souviens parfaitement. C’était  quelques mois après la fin de la guerre civile au Liban, le pays était en ruine mais les gens reprenaient progressivement goût à la vie. Nous étions sur le toit de la maison de mon père, au village. Je me souviens même de l’image de cette chemise colorée que j’avais ! Et de ma coiffure à la Michael Jackson, une déconfiture totale ! C’est ma mère qui a prise cette photo. C’était important qu’elle soit présente sur cet album ».

Un artiste qui choisit d’utiliser une photo de lui enfant afin d’illustrer l’un de ses albums ? Dans le rap, la pratique est, non pas courante, mais au moins fréquente. Ce fut le cas chez Nas, Lil Wayne, Common, La Caution, Blackalicious, Bigflo et Oli. Ou chez Rihanna, dans un autre genre. Dans le jazz, par contre, question de codification des genres, c’est rarissime.

Humanité

« C’est vrai que les pochettes de jazz ont eu tendance à représenter les artistes comme de véritables légendes vivantes (les exemples des labels Blue Note et Impulse!, ndlr). Le hip-hop a complètement tranché avec ça. Je crois que les rappeurs avec beaucoup de succès ont juste eu besoin de rappeler, à un moment, leur part d’humanité. », rappelle au téléphone, et le jour de ses quarante ans, le compositeur et trompettiste franco-libanais Ibrahim Maalouf, dont l’album 40 melodies célèbre, choix judicieux de titre, ses 40 années de vie. Et quoi de mieux qu’une photo de soi, ou transpire l’innocence des premières années, pour la manifester, cette part vivace d’humanité ?

« Au-delà de marquer l’âge qui passe, c’est surtout que j’avais envie, avec cette pochette, de raconter moi-même ma propre histoire. J’ai traversé une période un peu compliquée (Ibrahim Maalouf fut visé par une enquête à partir de 2016 l’accusant d’« agression sexuelle », accusation dont il fut relaxé en juillet dernier, ndlr), où j’en avais assez que l’on me raconte à ma place. Je voulais revenir à quelque chose de sincère. La photo d’un gosse de onze ans ne peut pas mentir, on ne peut pas bluffer avec ça. Tu ne peux pas te faire passer pour un poète maudit, pour une star, pour un mec entourée d’une certaine légende… Je voulais que les gens qui écouteront mon disque l’écoutent avec l’humanité qu’il peut y avoir dans une photo comme celle-ci. »

Dans cette photo prise sur le toit de Beyrouth et qui se veut l’ouverture vers « un album de souvenirs », s’il y a beaucoup d’humanité, il y a sans doute aussi un esprit qui devait aboutir, bientôt, à la création de l’un des grands classiques jazz, tendance rock oriental, de ces dernières décennies. Ibrahim Maalouf : « C’est un âge auquel je pensais à énormément de choses. Un des titres importants de mon répertoire, ‘Beyrouth’, a été composé six ou huit mois après que cette photo ait été prise. J’étais très créatif d’un point de vue musical — je suis sans doute moins créatif aujourd’hui qu’à cette époque-là, beaucoup de mélodies que je joue où que je produis aujourd’hui qui sont inspirées de cette époque ! — mais je ne me voyais pas, à l’époque, en faire mon métier. Je ne voulais pas devenir musicien, je voulais plutôt, en grandissant, devenir architecte, reconstruire Beyrouth et ses murs complètement défoncés. ».

Si tu n’es pas naïf, tu ne peux rien créer.

Ibrahim Maalouf

Et ce regard, qui dit l’implantation d’une forme de spleen, cette mélancolie heureuse qui réside et mute dans l’esprit des créatifs ? « Je ne suis pas très mélancolique de nature », dit Ibrahim Maalouf. « Plutôt lumineux même, selon ma famille. Je souris à la vie en permanence, et je le dis avec beaucoup de simplicité et de naïveté. Si tu n’es pas naïf, tu ne peux rien créer. Ma mère m’a dit ‘je ne sais pas si tu souris ou si tu ne souris pas sur cette photo’. C’est assez significatif de qui je suis. Ni gros fêtard, ni mec qui se lamente tout le temps. Et je me suis dit qu’elle avait raison. ».

Quelle place occupera cette pochette au sein d’une discographie déjà forte, bandes originales comprises, d’une vingtaine de disques ? « Les titres de mes albums et mes pochettes sont très importants pour moi. Je mets presque autant de temps à les choisir qu’à faire mes albums ! Je me casse un peu la tête à essayer de faire quelque chose qui soit en adéquation sincère avec le propos musical. Je sais que mes pochettes sont très différentes les unes des autres, mais la cohérence globale, en terme d’images, est dans la diversité des propositions. Dans la sincérité. Dans la réalité de ce que ça représente par rapport à la musique qui est présentée. Tous mes albums sont extrêmement différents musicalement. La cohérence, elle est aussi dans l’intention. Je dirais même dans l’instinct. »

Le son

Avec un compère de route et d’esprit, le guitariste belge François Delporte, Ibrahim Maalouf célèbre ses quarante ans en révisant un répertoire (et donc, des mélodies) parsemées de collaborations fructueuses. Dans le désordre : Sting, Alfredo Rodriguez, Marcus Miller, Matthieu Chedid ou Jon Batiste, et une intention clairement formulée, celle qui consiste à revenir à une formule qui, chez Maalouf, a fait depuis longtemps ses preuves. Une belle âme, une trompette pour la faire vivre, une guitare pour gratter les dessous du ciel, et une panoplie de mélodies qui arracheront quelques larmes aux plus sensibles, et revigoreront des souvenirs aux plus fidèles. Bon anniversaire.

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