Girl Band x Damien Tran — The Talkies


Installé pendant une quinzaine d’années avec son amie (qui est aussi sa collaboratrice) du côté de Berlin, Damien Tran a fondé avec Marion Jdanoff le collectif Palefroi (comme le nom du cheval qu’on utilisait, au Moyen Âge, pour se déplacer, en opposition au destrier, qu’on utilisait plutôt dans l’optique du combat). Je prends tes yeux pour voir et je n’y comprends rien : une exposition organisée il y a quelques mois à Paris racontait, de manière maligne, la complexité qui se cache derrière le principe même de création. L’un dessinait comme l’autre, et les deux voyaient, alors, ce qui se passait. Lorsque l’on créé comme l’autre créé, la magie opère-t-elle toujours, et dans le bon sens ?

Ce que je produis est assez abstrait, répétitif, brut et même presque brutal

Damien Tran

Damien et Marion travaillent parfois ensemble, mais travaillent aussi seul. Damien : « Ce que je produis est assez abstrait, répétitif, brut et même presque brutal. La base, c’est du dessin assez spontané, presque jeté. L’unique chose qui change, c’est la manière dont j’emploie cette répétition, et où je l’emploie. » Illustrations de bouquins, expositions, pochettes de disques. Beaucoup d’affiches de concerts, aussi. Damien : « C’est une pratique très développée aux États-Unis, où les groupes commandent des affiches pour leurs concerts en séries limitées. Il y a une clientèle pour ça, les gens les achètent. C’est moins développé en Europe mais en découvrant cette pratique, j’en ai un peu fait ma spécialité à Berlin. »

Via un tourneur avec qui le courant passe bien et pour qui il propose, justement, pas mal d’affiches de concerts, il entre en contact avec Girl Band, le groupe irlandais qui fait du punk comme d’autres vont chez le psy : parce qu’il est urgent, pour ceux qui composent le groupe et notamment pour leur chanteur Dara Kiely, de tout recracher en-dehors d’un corps dans lequel, clairement, les eaux stagnent.

« Le groupe m’a contacté pour faire des tirages en sérigraphie pour un concert qu’ils donnaient à Berlin. Et comme ils ont aimé le rendu, ils m’ont ensuite demandé de bosser avec eux sur l’identité visuelle de leur album à venir. J’ai alors fait leurs affiches, leurs tee-shirts, et les différents disques (singles et album) qui sont sortis dans le cadre de The Talkies. »

Les disques The Early Years ou Holding Hands With Jamie, les singles allumés « France 98 », « Lawman », « Paul », le clip cinglé et très drôle de « Why they hide their bodies under my garage ? ». Damien ne connaissait pas avant de bosser avec eux. Ils les découvrent en concert, et comme pour tout le monde, c’est une claque, importante et durable. Lui aussi est musicien (son truc à lui, c’est la batterie) et dans des entités plutôt marquées punk (Alaska PipelineExtrem CherokeeGrand PrédateurRingo Starwars), alors l’énergie et la rage viscérale dégagée par Girl Band, forcément, ça lui parle. Surtout, et en écoutant non seulement Holding Hands With Jamie mais ensuite The Talkies, il constate qu’entre son travail graphique et le post-punk fracassé de ces mecs-là, il y a une connexion très nette.

Obsession

« J’ai attentivement écouté les deux disques. Et je me suis dit qu’entre les deux, l’évolution n’était pas très nette. Ils poussent le truc toujours dans le même sens, c’est obsessionnel. En ça, j’ai trouvé qu’il y avait des parallèles entre mon taf et le leur. Le côté répétitif, obsessionnel. Une ambiance globale que l’on retient. »

La collaboration entre l’illustrateur français expatrié à Berlin et le groupe irlandais qui tourne désormais un peu partout dans le monde, se passe à merveille. « Ils ont été super contents de tout, et la confiance a tout de suite été réciproque. J’avais d’abord envoyé deux versions de l’artwork, dont une version assez simple qui a été validée. On est parti là-dessus pour l’ensemble de ce que l’on voulait faire pour ce disque, sur la base collage + dessin. Leur unique consigne ça a été : ‘fais ce que tu fais d’habitude’, pas de lien particulier avec le titre du disque ou quoi que ce soit ».

Et entre le visuel du premier album du groupe et ce deuxième ? « Sur l’artwork de Holding Hands With Jamie, c’est le même motif qui se répète à l’infini, c’est un pattern. Sur celui de The Talkies, c’est exactement l’inverse, puisqu’on a ici des trucs qui partent dans tous les sens ». Afin de manifester l’idée qu’un esprit tracassé, et en fonction des moments où on le sollicite, ça se répète sans s’en rendre tout à fait compte ou ça part, au contraire, dans toutes les directions possibles ?

Girl Band x David Meaney x Not Left Handed — Holding Hands With Jamie (2015)

Le son

Une crise de panique, une vraie — pas de fantasme ici ou de reconstitution post dérive — introduit ce second disque de Girl Band. On le sait et ce n’est pas un scoop : le chanteur du quatuor, Dara Kiely, est sujet à des troubles mentaux importants qu’il doit régulièrement aller soigner dans des espaces où l’on soigne ce genre de choses, et cette singularité mentale a considérablement ralentie, depuis les débuts de Girl Band en 2012, la progression de l’une des entités les plus excitantes de ce post-punk moderne qui utilise la technologie pour ajouter encore davantage de tensions à une musique, ici et plus qu’ailleurs, immensément cathartique. Cette crise de panique qui ouvre le disque (le morceau est crédité « Prolix ), est issu de l’une des sessions d’enregistrement du groupe, et dit toute la complexité d’un album qui végète surtout dans le noir, ouvre quelques fenêtres au passage pour respirer un peu mieux mais les referme aussitôt, hurle sa nécessité impérieuse d’exister. Certains, et qu’il s’agisse de musique ou d’autre chose, crées pour ne pas plonger dans l’immédiat dans les abysses : les membres de Girl Band, eux et naturellement leur chanteur en tête, semblent créer, c’est encore autre chose, pour se laisser une chance de remonter à la surface.

Girl Band (Facebook / Instagram / Twitter / YouTube)

Palefroi (Site officiel / Facebook / Tumblr / Instagram)

Girl Band, The Talkies, 2019, Rough Trade, 46 min., artwork par Damien Tran de Palefroi