FOUDRE! x Fanny Béguély – KAMI神


Ensemble, Frédéric D. Oberland (Oiseaux-Tempête, Le Réveil des Tropiques, The Rustle Of The Stars, FareWell Poetry), Romain Barbot (Saåad), Grégory Buffier (Saåad, Autrenoir) et Paul Régimbeau (Mondkopf, Autrenoir, Extreme Precautions) forment FOUDRE!, projet ponctuel mais régulier (KAMI神 est le quatrième album du quatuor) au sein duquel les idées d’improvisation et de liberté totale font figures de leitmotivs indéboulonnables. Fanny Béguély, elle aussi, laisse au sein de son travail une place décisive à ce qui relève du hasard heureux. Via ses chimigrammes, « photographies chimiques » réalisées sans appareils photographies, elle laisse en effet apparaître la forme, et à celui qui la regarde le soin d’y accorder ses propres mots. « Il me tient à cœur de sortir d’un dispositif de contrôle et de laisser une place à l’aléa, aux imperfections, à la fragilité », dit-elle ainsi.  La musique post-drone, sensorielle et intellectuelle, free, punk, analogique, ouverte sur le monde, de FOUDRE!, improvisée lors d’une soirée toulousaine et finalement enregistrée sur disque, illustrée par la photographie sur papier de Fanny Béguély : c’est l’alliance heureuse qui porte KAMI神, un album qui hurle, qui se tord et s’élève très haut, et dont le titre fait référence à ces forces énergiques qui, dans la tradition japonaise, seraient « capables du meilleur comme du pire »… 

À quel moment l’idée d’associer l’image d’un chimigramme à celle de ce nouvel album de FOUDRE! a-t-elle germé ?

Frédéric D. Oberland (pour FOUDRE!) : Hasard et circonstance. Fanny Béguély (l’auteure de la pochette, Ndlr) m’avait montré ce chimigramme au milieu d’une nouvelle série qu’elle était en train de créer. Ça a été le « coup de foudre », si j’ose dire. J’ai envoyé l’image à Paul, Romain et Gregory (les autres membres de FOUDRE!, Ndlr), ça leur a beaucoup plus et on s’est tous dit : « tiens, on a la pochette de notre nouveau disque » ; sans avoir absolument aucune idée de la musique qu’il y aurait dessus… FOUDRE! n’est pas un groupe qui se voit régulièrement pour répéter ou penser les choses en amont, bien au contraire. Romain et Grégory (aka le duo Saåad) habitent à Toulouse, Paul (aka Mondkopf) et moi à Paris, et on est tous bien occupés. FOUDRE! se réunit essentiellement lorsque l’on a des concerts à faire ; alors on répète tout juste quelques jours avant, on expérimente, on cherche un langage collectif à partir des instruments que l’on a décidé de jouer pour l’occasion, on imagine grosso modo un canevas (qu’il y a peu de chances que l’on respecte en réalité dans la fougue du moment venu) ; on allume de l’encens, on se lance dans le vide et on enregistre systématiquement… En l’occurrence la musique de KAMI神 a été captée live au Rex de Toulouse, à l’invitation de l’orga Noiser, pour un concert anniversaire des quinze ans du groupe de post-metal Monarch!. On s’est installés sur scène, le public était bien goth-metal-indus, et un peu circonspect au début en nous voyant : pas de batterie, pas de guitares ou de basse sur le plateau, juste un amoncellement un peu chaotique de synthés analogiques, de câbles, d’objets comme une horloge ou des fûts d’obus (que Grégory amplifie à l’aide de capteurs pour produire ses sons), et quatre types autour qui tournent des boutons. Au gré du concert, on a senti que le public se rapprochait, commençait à onduler à l’entrée des éléments rythmiques. Le silence s’est imposé petit à petit dans la salle, et lors du final bien tendu qu’on leur a finalement lâché, tout le monde était à fond ! Je crois que les gens étaient impressionnés, il y avait beaucoup d’émotion entre nous sur le plateau, tout le monde se chauffait et s’encourageait, comme lorsque Paul s’est mis à hurler sur la fin. On a même pu entendre ça et là après coup qu’on avait joué « la musique du futur »… Quelques semaines après on a réécouté ce live et on s’est dit qu’on tenait la musique parfaite pour aller avec ce chimigramme de Fanny en pochette. Un versant plus direct, plus punk que le disque précédent que l’on avait sorti en 2017, EARTH (bande originale d’un film / installation de l’artiste singapourien Ho Tzu Nyen ; enregistrée également en live, dans l’église Saint-Merry, avec Christine Ott aux ondes martenot).
Il y a un côté « spirituel » dans notre musique, quelque chose de l’ordre de la « communion » entre nous.

KAMI 神. Quel sens donner à ce titre de disque ?

Frédéric D. Oberland : Il y a un côté « spirituel » dans notre musique, quelque chose de l’ordre de la « communion » entre nous.  Je ne sais pas si c’est vraiment une direction que l’on cherche en toute conscience, ou plutôt un état qui nous trouve et nous dépasse lorsque l’on joue ensemble…. Dans la mythologie shintoïste, les Kami sont des esprits surnaturels un peu fantasques. Reliés aux forces énergétiques de la nature, ils sont ambivalents, capables du meilleur comme du pire.

Quel lien entre ce titre d’album et l’artwork proposé par Fanny ?

Frédéric D. Oberland : C’est cette tête de loup, gueule ouverte vers le bas, et qui semble sortir d’une montagne aux ailes d’oiseaux (totale interprétation libre de ce que l’on peut imaginer voir dans ce chimigramme), plus le mood lui-même de la musique qui nous ont « dicté » le sens du disque. Je ressens aussi dans une partie du travail de Fanny un côté peu « japonisant » (sans aucun exotisme, hein !) que je vois personnellement comme un hommage à la grande tradition de la photographie expérimentale : la « révélation » est aussi importante dans le processus argentique que dans la création musicale. Fanny Béguély : C’est vrai qu’il y a quelque chose dans ce chimigramme qui peut faire penser aux estampes japonaises. Ces touches de blanc qui forment une montagne, un mouvement qui s’empare des lignes comme une grande vague qui avale tout ce qu’elle touche. Comme un déchaînement de forces naturelles, une staticité toujours guettée par un principe de métamorphose. Je tiens, lorsque je travaille, à laisser la place au regardeur d’achever les formes en lui-même, de lui rendre son propre pouvoir de vision. Au fond, c’est comme un miroir tendu vers les autres, une double révélation – celle qui a lieu sur le papier photo grâce à l’action du révélation et du fixateur, et celle qui se produit dans le corps de celui qui voit. Les gars de FOUDRE! ont tout de suite vu dans ce chimigramme une tête d’animal la gueule ouverte. « Kami » signifie littéralement « le principe de vie qui s’empare de toute chose ». Au Japon, les esprits et les dieux qui peuplent le monde sont ambivalents, comme la nature elle-même. Ils coexistent avec les hommes qui les invoquent à l’aide de rituels. Ça a été très émouvant pour moi lorsque j’ai découvert l’enregistrement de la musique, d’entendre ce loup hurler. Comme si avec l’action de la musique les formes prenaient subitement vie. Comme si ce grand rituel qu’est pour moi la musique de FOUDRE! était une façon de se reconnecter à un infra-monde peuplé de présences invisibles. Ce sont ces mêmes présences que je guette lorsque je suis penchée sur mon papier. Avec l’intuition du caractère indissociable du profane et du sacré.
FOUDRE! x Ho Tzu Nyen – Earth, Gizeh Records, LP, 2017

Doit-on voir un lien entre cet artwork et les précédents qui composent la discographie de FOUDRE! ?

Frédéric D. Oberland : Sans doute plus en terme de procédé que de cohérence visuelle évidente… Chacun de nos albums (quasi tous des lives pour l’instant !) a été illustré par un artiste visuel différent : EARTH (Gizeh Records, LP, 2017) était la B.O. d’un film de Ho Tzu Nyen donc on a utilisé une frame de celui-ci comme pochette ; AMOR MUNDI (Tee-shirt+digital, Cassette, BLWBCK / Balades Sonores, 2016) une collaboration avec le dessinateur Damien MacDonald ; et MAGNUM CHAOS (Cassette, BLWBCK, 2015) utilise une peinture mystique de Lorenzo Lotto… Sur KAMI  comme sur nos précédents disques, c’est Romain qui s’est occupé de la charte graphique et l’idée, vu la musique et le contexte d’enregistrement, était de reprendre certains codes plus « doom » ou « metallisant » avec typos gothiques et tout le tralala : et effectivement, KAMI 神 pourrait être (presque) une pochette de metal ! Dans les faits, on s’amuse avec tout un tas de mythologies d’une manière très empirique, à l’instinct…
FOUDRE! x Damien MacDonald – Amor Mundi, BLWBCK / Balades Sonores, 2016
Un lien avec le vivant
Fanny Béguély : C’est très personnel – et peut-être un peu extrapolé ! – mais je vois un lien avec le vivant, qui pour moi est caractéristique des textures instrumentales choisies jusqu’à présent dans leurs disques : dans MAGNUM CHAOS il y a quelque chose de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, qui va des atomes aux astres ; dans EARTH j’entends une jungle grouillante de créatures mi-organiques mi-machiniques… C’est cette conciliation entre l’animé et l’inanimé, l’organique et l’inorganique, et toutes leurs influences musicales qui s’entrecroisent qui en fait pour moi la musique du futur. La pochette de MAGNUM CHAOS représente un soleil ou une bactérie, celle d’AMOR MUNDI un voyageur barbu (Tolstoï !) escorté par des singes et une espèce de phoque, celle d’EARTH un buste imberbe enveloppé de boyaux de plastique bleu… Je délire peut-être un peu, je ne sais pas si les gars souhaitent consciemment parler des frontières poreuses du vivant, mais après tout, la musique a ce pouvoir de convoquer les images que l’on porte en soi. C’est immense. Si mes images possèdent une once de ce pouvoir, alors je suis heureuse.
FOUDRE! x Lorenzo Lotto – Magnum Chaos, Cassette, BLWBCK, 2015
Il s’agit là de gestes qui se rapprochent plus du peintre que du photographe !

Fanny, peux-tu nous préciser le processus de création d’un chimigramme, ainsi que le sens que tu accordes à ces créations ?

Fanny Béguély : Le chimigramme est l’élémentarisation ultime du médium photographique. Sans appareil photo et donc sans négatif, je travaille directement le papier argentique avec du révélateur, du fixateur et avec l’action de la lumière. J’ajoute parfois des matériaux qui vont m’aider à diriger l’action chimique et à induire certaines textures : graisse, huile, adhésif… Il s’agit là de gestes qui se rapprochent plus du peintre que du photographe ! Les papiers que je choisis sont souvent périmés, certains datent des années 30, 50, 70, et sont plus lents à réagir car leur sensibilité s’est affaiblie avec le temps. Ceci me permet de contrôler davantage la réaction, d’avoir plus de latence pour ralentir, accélérer ou arrêter la révélation. À l’époque, la couche de gélatinobromure d’argent était beaucoup plus riche en sels d’argent. J’aime dialoguer avec ces papiers qui ont leur caractère propre, leur rythme, leur couleur… Je suis totalement amoureuse du papier tchèque Foma, et le chimigramme qui a été choisi pour faire la pochette de KAMI  a été fait sur ce papier : j’ai eu la chance d’hériter d’une dizaine de feuilles datant des années 70 d’un photographe passé au numérique… un trésor ! Je rêve de faire un jour un voyage en République Tchèque pour faire le fond des caves des grands-mères ! Je me suis tournée vers cette technique par attrait pour l’organique et le caractère vivant de la couche photosensible qui réagit comme un épiderme… Je m’amuse parfois à laisser des zones non touchées par le fixateur qui vont continuer à évoluer. Il me tient à cœur de sortir d’un dispositif de contrôle et de laisser une place à l’aléa, aux imperfections, à la fragilité. Faire ce choix de ne pas utiliser d’appareil est une façon pour moi de ne pas m’enfermer dans un programme et des lois que je n’ai pas moi-même établi. C’est là que je trouve ma liberté. Aussi, il m’intéresse de sortir de cette « machine de vision » calquée sur l’œil humain et d’aller vers des formes moins anthropocentrées. Je tente de laisser la matière parler à travers moi, de capter les forces invisibles qui régissent notre monde, et dont nous sommes traversés de toute part.

Le son

Cinq morceaux, et une lutte, qui a créé une faille, infime et ponctuelle, laissant le monde à la merci des esprits malins qu’évoquent son titre : sur KAMI神, quatre identités proches et lointaines se rencontrent, et tentent de converser dans un langage sans paroles. Il en ressort des murmures, des latences, des cris et des moments d’extrêmes violences (sur « Hachiman », on se croirait revenu chez Extreme Precautions, le projet brutal et grindcore de Paul Régimbeau), et toujours, cet esprit de liberté qui paraît gouverner le tout. Après la pluie, le beau temps. Et après la foudre ? FOUDRE! (Facebook / Bandcamp / Soundcloud) FOUDRE!, KAMI神, 2018, Gizeh Records, artwork par Fanny Béguély