Eminem – Kamikaze


En 1986, un trio de jeunes new-yorkais (Michael Diamond, Adam Horivitz et Adam Yauch, qui forment les Beastie Boys) dresse un pont (explosif, certes) entre le hip-hop alors encore complètement underground, et le punk, dont les grandes heures de gloire paraissent de plus en plus éloignées. Licensed To III, et ses tubes – « (You Gotta) Fight For Your Right (To Party !) », « Rhymin & Stealin »…) – à contre-courant de ce qui se fait alors majoritairement dans le hip-hop (on favorise ici l’autodérision à l’ego-trip, et on sample Led Zeppelin plutôt que le funk des années 70), cartonne rapidement en tête des ventes aux États-Unis, le fait aussi d’un producteur destiné à devenir très grand (Rick Rubin, qui produira bientôt Metallica, Adele ou Jay-Z) qui a su convaincre les trois jeunes hommes de s’orienter dans cette voix où peu de groupes s’étaient encore aventurés.

« Les Beastie Boys étaient totalement inconnus, mais je voulais qu’on ait nous aussi notre jet privé »

Producteur du disque, qui devait très vite devenir majeur dans l’histoire de la musique hip-hop, Rick Rubin est également à l’origine de sa pochette, qui allait, elle aussi, rapidement devenir culte. Au recto de la pochette, un Boeing 727, dont on ne voit que l’arrière, sur lequel est floqué le logo des Beastie Boys. « Les Beastie Boys, dira plus tard Robin, étaient totalement inconnus, mais je voulais qu’on ait nous aussi notre jet privé. Je voulais en même temps me moquer des excès des rock stars, c’était satirique ». Preuve en est : au verso du disque, c’est l’avion, écrasé cette fois, que l’on retrouve, comme pour insister un peu plus encore sur la gloire vaine et furtive de ceux que l’on considère, un jour, comme des stars inamovibles, et le lendemain, comme des quantités négligeables.

Eminem dans la lignée d’Adam

Le retour de bâton, même s’il convient de garder ici toute mesure, c’est justement un peu ce qu’a connu le rappeur de Détroit Eminem, qui dresse un hommage, que les plus vils considérons comme plagiaire, au groupe new-yorkais, qu’il a toujours considéré comme l’une de ses influences majeures. « Adam Yauch a apporté beaucoup de positivité dans le monde et je pense qu’il est évident pour tout le monde que les Beastie Boys ont eu une grande influence sur moi et sur tant d’autres, avant d’ajouter, ils sont des précurseurs et des pionniers », déclarait-il au moment du décès du emcee des Beastie Boys, en 2012.

Sorti en 2017, Revival, album ultra commercial qui comprenait notamment des featurings avec Ed Sheeran, Beyoncé  ou Alicia Keys, avait alors été durement critiqué, au point que certains avaient même, sans surprise, considérés qu’il s’agissait de l’ultime effort d’Eminem, clairement sur la pente descendante depuis une dizaine d’années, avant l’arrivée de son crash terminal. Et sur cet album, à la production, un certain…Rick Rubin, le responsable de la pochette culte des Beastie Boys.

S’il n’apparaît pas à la production sur Kamikaze, le nouvel album d’Eminem sorti vendredi et largement produit par un vieil ami du rappeur (Dr. Dre, le producteur des premiers, et meilleurs, albums d’Eminem), on peut en tout cas sans trop extrapoler imaginer le rôle de Rubin dans la pochette de ce nouveau disque, illustré, comme sur le visuel de Licensed To III (l’oeuvre d’un inconnu, David Gambale, dont le surnom utilisé sur le disque – World B. Omes – devait l’exclure de la gloire future qu’alors connaître le groupe), par un avion également destiné à connaître une fin tragique. Comme le Boeing des Beastie, l’avion d’Eminem apparaît en effet d’abord (au recto), fier et provocant (chez les Beastie, le numéro de série « 3MTA3 », regardé dans un miroir, devenait « EatMe », soit « Va chier », et on peut lire l’inscription FU-2, pour « Fuck you », chez Eminem), avant d’apparaître en lambeaux au verso (il est écrasé dans un arbre chez les Beastie, et est en feu chez Eminem).

« Essayez de ne pas trop réfléchir avec celui-là, profitez »

Alors, s’inspirer à ce point des Beastie pour Eminem, c’est d’une part, répondre à ses détracteurs (qu’il emmerde, très clairement, comme l’indique le pilote qui, depuis le cockpit, dresse un droit d’honneur au monde), tout en tournant lui aussi en dérision le sort qui lui a été réservé ces derniers mois (« Essayez de ne pas trop réfléchir avec celui-là, profitez », conseille-t-il à ses fans sur la pochette de son disque…)

https://twitter.com/Eminem/status/1035379283554983938

C’est aussi, pour lui, habitué aux visuels provocants et politiques (le dernier en date, celui, vivement anti Trump, de Revival, le montrait les mains sur le visage, camouflé par un saillant drapeau américain), une manière de railler une nouvelle fois ce gouvernement américain, dont il se plaît à hurler les méfaits depuis un long moment. Ici, et avec ce pilote aux commandes d’un avion sur lequel figure le drapeau étasunien et qui adresse un gros « fuck you » au monde, le visuel l’indique clairement : les États-Unis, où le souvenir des attentats du 11 septembre sont encore vivaces, se font les « kamikazes » de leur propre destinée, dessinés à se crasher de manière intentionnelle dans un mur où il ne fera pas bon se trouver, comme l’indique ce dessin de la Grande faucheuse, capuchonnée et armée de sa faux tranchante, qui figure aussi sur le cockpit du véhicule…

Le son

Co-produit par Dr. Dre, Kamikaze, le dixième album du rappeur de Detroit, s’avère beaucoup moins catastrophique que son prédécesseur Revival, pathos et commercial au possible. Il n’égale cependant en rien les premiers épisodes discographiques du rappeur, un âge d’or qui avait coïncidé avec les sorties de The Slim Shady et de The Eminem Show, à la rencontre du XXe et du XXIe siècle. Le flow est plus acéré, mais tourne globalement dans le vide : Eminem, lui aussi, continue à se faire le kamikaze de sa propre carrière.

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Eminem, Kamikaze, 2018, Aftermath Entertainment ‎/ Shady Records ‎/ Interscope Records