Cross Record x Julian Neel – Cross Record


Après la sortie en 2016 de son album Wabi-Sabi, qu’elle avait alors fabriqué, depuis chez eux, avec son amoureux de l’époque Dan Duszynski, Emily Cross a mis de côté un temps le monde de la musique et trouvé un job ailleurs. Emily est devenue death doulas, un métier nouveau qui propose un soutien aux mourants et à leur famille avant, pendant et après le décès. Faire de la mort une étape aussi importante que la naissance, et briser la glace sur les questions matérielles, intellectuelles, émotionnelles, qui se posent, que l’on soit directement concerné ou pas, lorsque les derniers instants se propagent à l’horizon…

Die another day

Très loin de la pop, même sombre, de Cross Record, et loin également de celle proposée, en 2018, via le projet Loma, Emily dit avoir été profondément marquée par son activité récente avec ceux qui sont sur le point de passer de l’autre côté. « Je crois que le fait de travailler avec [ceux qui] mourraient m’a procuré un sentiment de liberté de faire ce que je veux et de ne pas avoir peur de ce qui va se passer », disait-elle à la plateforme Bandcamp. « Sur cet album, j’ai pu m’amuser et ne pas trop m’inquiéter de savoir si les gens allaient aimer le disque, ou bien même y réagir. C’est sans doute parce que j’ai passé pas mal de temps à penser récemment à ma propre mortalité… » Très investie dans ses nouvelles activités, l’américaine a même organisé, au cours des derniers mois et après avoir découvert le procédé via un documentaire de Vice tourné depuis Séoul, en Corée du Sud, une série de Living Funerals, des cérémonies de trois heures qui encouragent les participants à « vivre » leur propre mort et à faire la paix avec celle-ci.

Cette proximité nouvelle avec l’Après, qui a viscéralement constitué le fond de ce troisième album sous l’acronyme Cross Record, on a cru directement la voir avec la pochette de l’album, qui représente Emily sur le Lake Austin, au Texas, en train de faire seule de l’aviron au milieu du lac, photographiée par Julian Neel, « un mec très cool (…) » dont Emily admire « l’œil pour ses compositions intéressantes et le style décontracté ». Autour d’elle un ciel gris, et la sensation d’un silence inamovible. Peut-être traverse-t-elle, à sa manière, le Styx et ce fleuve qui, dans la mythologie grecque, puis dans d’autres, mènerait aux portes de l’Enfer, et trace la route entre ce qui est vivant et ce qui ne l’est plus tellement. Emily, jointe par mail, y voit en réalité surtout pour sa part une illustration d’une aventure collective devenue quasiment exclusivement solo : 

« J’aime faire de l’aviron, et j’ai pensé que cela pourrait faire une jolie photo… juste moi sur le lac. C’est important pour moi d’être dans (ou sur) l’eau au moins plusieurs fois par semaines afin de conserver une santé mentale optimale. J’ai aussi pensé que l’image pourrait être frappante si l’on pouvait faire la photo sans personne en arrière-plan. Cet après-midi-là a été particulièrement brumeux et frais au Lake d’Austin, Texas, alors nous avons eu de la chance. Ce disque ressemble plus à une aventure solo que mon précédent album, alors moi seule dans un bateau sur l’eau, ça me convenait parfaitement. »

Une pochette qu’on ne doit donc pas forcément lire non plus comme la transcription visuelle d’une relative traversée du désert vécue dans sa propre vie (un divorce est survenu, et donc un changement de carrière important), mais bien au contraire comme celle d’une libération. Emily qui rame ? Oui, mais pour le plaisir. 

Brouillard sans galère

« Je crois que ce que je voulais exprimer avant tout avec cette photo, c’est moi, solitaire, en train de faire quelque chose que j’aime faire. Ceci dit, l’image a l’air plutôt effrayante, avec le brouillard et les couleurs… elle fonctionne bien, je pense, avec l’ambiance de la musique et des thèmes. »

Emily Cross © Jackson Montgomery Schwartz

English version

Emily, what is the story of this artwork ?

I like to go rowing, and I thought it would make for a nice photo… just me out on the lake. It’s important for me to be out on (or in) the water at least several times per week for optimal mental health. I also thought it would be a striking image if we could get the shot without anyone else in the background. It happened to be a particularly misty and cool afternoon in Austin, so we lucked out there. This record feels more like a solo venture than my previous release, so me alone in a boat on the water seemed fitting. 

« The eeriness of Cross Record (Emily Cross of Loma) might have something to do with her day job being a death doula. While helping others to depart their fears of passing, her new record has also assisted in a few departures of her own: giving up alcohol, divorce and a change in career. » Is this artwork an illustration of these problems that occurred on the sidelines of the recording of the disc ?

I wouldn’t call any of those problems. I think the main feeling I wanted to convey with that photograph is me, solitary, doing something I love doing. The image does look kind of spooky though, with the fog and colors…it works well, I think, with the mood of some of the music and themes.

Who took this photo ?

A very cool guy, Julian Neel. We’ve been friends for several years and I knew he’d be up for a boat trip out on the lake- not to mention I admire his eye for interesting compositions. He has a relaxed style that doesn’t come off as too polished. He was a pro, steering his canoe in the rain while trying to keep his camera dry and take pictures.

Le son

Devenue death doulas, une fonction qui la passionne désormais littéralement, Emily Cross n’a pas abandonnée le songwriting pour autant – existe-t-il un lien entre la perspective de la mort et celle de la création artistique ? Autre sujet -. Afin de composer Cross Record, son album éponyme composé, cette fois, sans Dan Duszynski, la jeune femme s’est enfermée dans une cabane isolée au bord de la plage, dans la province mexicaine du Yucatan. L’enfermement physique afin de favoriser l’introspection mentale, et donc, l’activité créatrice : y aurait-il donc un lien entre ces cérémonies mortuaires qu’organise depuis quelques mois Emily, où il s’agit de s’enfermer dans son propre cercueil afin d’apprivoiser sa propre mort en même temps que sa propre vie, et celui de se blottir dans une pièce petite pour créer une dream pop (ou nightmare pop plutôt) qui tergiverse beaucoup et qui, via ses accents synthétiques, prend également ceux d’une incantation mystique ?

Cross Record (Site officiel / Facebook / Twitter / Instagram / Bandcamp)

Cross Record, Cross Record, 2019, Ba Da Bing Records / Grapefruit Records, artwork par Julian Neel