Chassol x Gaëtan Brizzi x Yannick Levaillant — Ludi


L’histoire de l’album Ludi et de la pochette qui l’accompagne — au sein de laquelle se cachent des hommages aux Chevaliers du Zodiaque, à un film érotique d’animation japonaise des années 1970, à Fantasia 2000, ou encore aux Jeux olympiques — prend racine au moment d’une époque lointaine, celle d’un changement de millénaire. Rythmé par la peur d’une crise mondiale due à l’éclatement de la bulle internet (résultant d’un problème entre l’empire des 1 et celui des 0), l’envie de se tourner vers le futur et de se projeter enfin dans un monde de sabres lasers et d’hoverboard Mattel, ce millénaire nous promettait bien des surprises.

La première fut cet effet de mode obligeant chaque devanture de magasin, entreprise, publicité et objet culturel à ajouter 2000 en suffixe. Le géant Disney ne dérogea pas à la règle en sortant en mai 2000, le fameux Fantasia 2000 qui met en scène des histoires (dans la lignée de ce qu’impliquait déjà le premier Fantasia, sorti en 1946) sur des standards de la musique classique. C’est lors d’une projection de ce film que Christophe Chassol, alors âgé de 24 ans, se prend une claque devant la dernière séquence basée sur « L’oiseau de feu » de Stravinsky et réalisée par Paul et Gaëtan Brizzi, deux dessinateurs français travaillant pour la multinationale.

Chassol va alors entreprendre un acte qui aura un impact sur son œuvre : écrire une lettre aux deux frères pour les remercier et leur vouer son admiration. D’une façon inespérée, ils répondent et une correspondance s’engage entre Chassol et Gaëtan Brizzi. « Il est génial, on s’adore. Avec son frère en 1978, ils ont fait ce film magnifique qui les a rendu assez célèbre Fractures. » Une amitié qui donne vie à la pochette de Ludi, et ses « loups, solitaires et affamés » courant sur les anneaux de Saturne.

Complexe ludique

Après ses deux albums précédents, Indiamore et Big Sun, Christophe Chassol continue ses ultrascores avec Ludi. Le concept reste toujours le même : partir filmer le réel, pour l’harmoniser avec toute une gamme d’instrument une fois chez lui. Dans la finalité, les œuvres de Chassol sont des albums et des films, à la croisée du documentaire et de la comédie musicale, jouant sur le montage pour donner vie à des séquences hors du temps.

Pourtant avec Ludi, le compositeur change ses habitudes. Cette fois, il n’explore pas un pays (l’Inde avec Indiamore et la Martinique avec Big Sun), mais s’attaque à un concept plus large : le jeu. En se basant sur le jeu fictif et peu compréhensible développé par l’auteur Hermann Hesse sur 600 pages dans Le Jeu des Perles de Verre et la classification des jeux de Roger Caillois énoncée dans le livre Les Jeux et les Hommes, Chassol a pu réfléchir et mettre en perspective le « Jeu » au sein de quatre catégories : « Compétition, Hasard, Simulacre et Vertige. Avec ces éléments, j’ai travaillé en fonction de mes goûts » explique le musicien avant de raconter sa méthodologie. « J’ai fait des plans, pour concevoir l’album. Un peu comme la peinture de Mondrian, toute comparaison gardée, qui est au début figurative avant de devenir une ligne principale. Je voulais faire ce dessin en un trait. Il y a 12 mouvements, comme les 12 notes, 12 tonalités, l’horloge, les Alexandrins, le chiffre 12 revient tout le temps en musique. »

Ludi dans sa conception est semblable à n’importe quel livre d’Hesse : il montre une initiation. Chassol commence par y établir son monde, ses règles, en récitant les tables abstraites du Jeu des perles de verre, avant de démarrer un voyage, qui naît sous les roulements d’un solo de batterie joué devant une cour d’école suivi de ses jeux de mains représentant l’enfance, s’envole vers le Japon et ses salles d’arcade évoquant l’adolescence, dribbles au basket et prend un roller coaster illustrant les remous et vertige de la vie d’adulte et finit par un cadavre exquis ultra poétique atteignant alors la sagesse ludique.

« La pochette, c’est la solution, la solution à tous les exercices de jeux musicaux »

Christophe Chassol

Avec ses deux derniers morceaux « Le jeu de la phrase » et « Les anneaux de Saturne », Chassol crée son propre Jeu des perles de verre, réunissant les quatre catégories de la classification des mots. Dans ce jeu où chacun doit ajouter un mot à la suite de l’autre pour créer une phrase unique et loufoque, Chassol y voit le hasard, car aucun des joueurs ne sait à quoi ressemblera la sentence. La compétition est présente à travers la mémoire qu’il faut mettre au service des mots pour gagner, à chaque tour la phrase est interprétée donnant vie au simulacre et son ampleur la rend vertigineuse. « Au chanteur qui faisait le jeu de la phrase, je leur ai donné des mots-clés pour faire le jeu ; loups, Saturne, oiseaux. Une fois que j’avais la phrase complète, je l’ai filé à Gaëtan et puis il m’a fait des superbes dessins ».

Pour Chassol, le recto et le verso de la pochette de Ludi ne sont donc compréhensibles qu’en ayant écouté l’album et ses deux derniers morceaux. « La pochette, c’est la solution, la solution à tous les exercices de jeux musicaux. C’est comme si tu avais une grosse boite, avec la solution inscrite dessus et tu picores pour comprendre. »

« Tout seul avec un énorme splif »

L’idée d’utiliser une séquence animée est née d’une interrogation, comme le raconte Chassol. « Ma question était : comment on fait un film d’animation ? C’est une chose qui est tellement fastidieuse à faire, avec une armée de gens. Comment on fait un film d’animation psychédélique ? Comment on maintient une idée tordue, alors que c’est un travail super sérieux, fait par des gros nerds ? Trois ans avant de commencer le tournage, je me suis demandé ce que je pourrais faire en animation, qui me fasse kiffer. Je me suis inventé une vision. Le truc le plus tordu et le plus cool à mettre en musique, ça serait le cosmos, avec les anneaux de Saturne, il y a des loups qui courent sur les anneaux, des oiseaux qui poursuivent les loups, il y a des astéroïdes qui transpercent les anneaux, et à chaque fois, ça fait une note. Je me suis dit, il faut que je reste sur cette vision pour ne pas que je dévie. »

En distillant ces mots-clés lors du jeu de la phrase, Chassol a donc pu avoir sa séquence animée, dessinée par Gaëtan Brizzi. « On a beaucoup parlé, la vision des loups je lui ai décrite. Je lui ai fait une liste énorme de mots. Par exemple, j’avais un truc que je voulais voir, c’était des espèces de moines, un peu comme le Grand Pope dans les Chevaliers du Zodiac, je voulais des mecs comme ça qui tirent de longue cordes de zinc qui représente  des portées et, quand ils les actionnent, ça fait des notes. On a aussi fait la flamme olympique, il y a une roulette de jeu, il y a un roller coaster et plein de détails fous. »

Au-delà de Fantasia 2000, l’inspiration graphique vient aussi du film culte Beladonna Of Sadness, « un manga érotique japonais de 1972 » raconte Chassol. « C’est mon Graal. Il y a quelques années Je suis allé le voir au cinéma parce qu’ils l’avaient ressorti. J’étais à la dernière séance, aux Halles, tout seul avec un énorme splif. C’est un des meilleurs trucs que j’ai vus. »

Seulement, les dessins de Brizzi n’avaient pas vocation à être sur la pochette. Chassol prévoyait quelques choses de plus psychédélique. « Les pochettes, c’est un truc que j’adore, que j’adore faire aussi. J’ai fait toutes mes pochettes moi-même. Je bosse avec Yannick Levaillant qui fait tout l’artwork pour Tricatel (son label, NDLR). En général, je lui file des éléments et il organise le truc. Il y a souvent des grosses évidences sur les pochettes ».

Pour Indiamore et Big Sun, Chassol avait utilisé des photos prise lors des tournages de ses ultrascores. Pour Ludi, le musicien voulait changer d’univers “Là, j’avais un truc en tête. Je suis assez fan des pochettes des années 1960 – 1970, en illustration. J’ai toujours rêvé d’avoir une pochette à moi avec tous les personnages en kaléidoscope ». 

Rien ne m’énerve plus que d’acheter un disque, d’ouvrir et que ce soit blanc à l’intérieur.

Christophe Chassol

Pour cette fois, « j’ai essayé et réessayé un truc kaléidoscopique, ça ne marchait pas. On a remis le dessin de Gaëtan, et vu que le film et la musique était fini, ça prenait du sens et ça marchait tout de suite. » Chassol a poussé le délire encore plus loin en mettant les deux dessins en recto et verso de l’album, mais pas seulement. « Rien ne m’énerve plus que d’acheter un disque, d’ouvrir et que ce soit blanc à l’intérieur. Qu’il n’y ait pas de liner note. C’est un truc très important pour moi de faire un vrai livret avec un vrai contenu. Je me suis pris la tête à décrire chaque morceau avec une seule phrase, en hommage au morceau “Le jeu de la phrase”, et d’ajouter des photos, des plans, c’est important. Tu achètes un disque sur la pochette ! ». Surtout quand celle-ci est chargée d’histoires, de souvenirs, de références et d’hommages.

Chassol © Flavien Prioreau

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Yannick Levaillant (Site officiel)

Chassol, Ludi, 2020, Tricatel, artwork par Gaëtan Brizzi & Yannick Levaillant, 62 min.