Charli XCX — how i’m feeling now


Depuis 2016, Charli XCX incarne peut-être l’une des figures les plus importantes de la pop. Après deux albums parus en 2013 et 2015, qui la prédestinaient au parcours typique des pop stars des années 2010, dans le sillon déjà creusé par les parcours de Taylor Swift ou Carly Rae Jepsen, la chanteuse a amorcé un tournant radical avec l’EP Vroom Vroom. Enregistré avec SOPHIE, productrice timidement aperçue chez Madonna en 2013 mais créatrice d’une musique à l’identité très forte, dont la tendance (côtoyant largement l’expérimental) à incorporer des éléments de musique industrielle et (euro) dance dans des instrumentales résolument pop a contribué à fonder la nouvelle patte de XCX, le projet a constitué l’amorce d’une deuxième partie de carrière plus novatrice.

La radicalité de la proposition – à travers ses ruptures et sa déconstruction, rarement osées dans le secteur de la pop –, a permis en seulement quatre titres définir le nouvel univers musical de la chanteuse et laissé entrevoir une palette sonore inédite, de même qu’une fracture visuelle avec le début de sa carrière. Avec deux premiers albums illustrés de face, affichant d’abord un look emo en couverture de True Romance, avant d’opter pour un imaginaire plus lolita sur le pas-très-subtilement nommé SUCKER, Charli XCX se rangeait dans les carcans graphiques de la pop, où l’image importe autant que le son.

Cet imaginaire, la prophétisant en Britney Spears des années 2010, la chanteuse l’a démoli avec Vroom Vroom en 2016. Par son artwork épuré au possible, pour un projet dont la radicalité opère dans un minimalisme exubérant, l’EP semble tout droit sorti d’une luxueuse publicité. Une sobriété perfide – la pop n’étant pas un genre structurellement subversif, ni imperméable aux contraintes de communication visuelle –, coupant toutefois les ponts, à travers la disparition de la chanteuse en couverture, avec les carcans visuels traditionnels du style auquel appartient Charli XCX.

Concept pop

Cette rupture artistique a été davantage explorée un an plus tard sur la mixtape Number 1 Angel. Fruit d’une nouvelle rencontre entre Charli et la clique de l’émergeant label PC Music — notamment à travers la figure du charismatique mais discret A.G. Cook, mais aussi celle de Danny L. Harle, tous deux proches de SOPHIE — le projet a délaissé la radicalité de Vroom Vroom pour une approche plus kitsch du travail instrumental faisant la part belle à des synthétiseurs invoquant l’EDM des années 2000 et à de sourds beats, caractéristiques de la bubblegum bass produite par le label. Pas vraiment loin de la pop donc, l’enregistrement a dessiné de façon claire les contours du style XCX ; celui d’une pop que son opulence plastique, parfois presque agressive en dépit du vernis de ses sonorités, rend subversive.

De son côté, et bien qu’ayant déjà invité la jeune Hannah Diamond sur un morceau de son précédent EP, Charli XCX a vu en Number 1 Angel l’occasion de multiplier les collaborations (sur cinq des dix titres de l’album) avec des artistes issues d’horizons variés, comme pour étendre, par le chant également, le spectre stylistique de sa musique. Ce qui est presque devenu une des marques de fabrique de la chanteuse, caractérisée par une rigoureuse conscience de l’importance de représentation des minorités dans le secteur de la pop – la grande majorité des personnes avec qui XCX collabore au chant depuis 2016 ayant pour point commun d’être socialement invisibilisées, en tant que femmes, personnes trans, queer et/ou de couleur –, peut même être interprété comme un manifeste de décloisonnement des genres (musicaux et sociaux).

Une démarche très collaborative donc, que la chanteuse a poussé jusqu’au bout en faisant appel à Timothy Luke (directeur artistique de PC Music) pour l’artwork de Number 1 Angel. En mettant en avant un logo désigné pour l’occasion (ressemblant à une moitié de symbole yin-yang, formant le « C » de son XCX), ainsi qu’en instaurant un gimmick vocal autour de son patronyme (les « it’s Charli baby » et autre « X-X-XCX » qui fusent dans presque chacune de ses chansons, rappelant évidemment l’iconique « it’s Britney bitch »), Charli a repris les codes de la pop en instaurant une image de marque autour de son personnage. Résolument grossier et abusif – il suffit de voir l’artwork de sa première mixtape, dont les fioritures qui la composent sont des variantes typographiques du suffixe de la chanteuse, alors que son portrait même écrase le titre du projet –, l’excès dans lequel la chanteuse utilise son image lui permet de se jouer des codes qu’elle a délaissés pour mieux détourner par la suite.

Si la démarche, musicale comme visuelle, était audacieuse, elle a atteint son paroxysme avec Pop 2, seconde mixtape de la chanteuse, également parue en 2017 après l’annulation d’un projet leaké (XCX World). Entièrement produit par A.G. Cook, devenu directeur artistique de la chanteuse et dont le travail a ici terminé de prouver que PC Music incarnait l’une des figures les plus influentes de la pop de la seconde moitié des années 2010, le projet est l’aboutissement de la recette XCX : il incarne le renouveau d’une musique pop nouvelle (une deuxième ?), où les démarches côtoyant les musiques expérimentales servent les plus gros tubes (l’inoubliable « Track 10 ») et où les musiques urbaines trouvent leur place sans se voir être simplement appropriées (l’impitoyable « I Got It », enregistré avec Brooke Candy, CupcakKe et Pabllo Vittar).

De son génial et abusif usage de l’autotune (l’adorable mouton noir de la mixtape « Lucky ») au surenchérissement de beats plus sourds que jamais (la survoltée « Delicious ») en passant par ses déformations synthétiques (« Backseat », à l’outro aux plages industrielles en forme de puissantes lames de fond), Pop 2 s’impose comme un monument de démesure et écaille le vernis d’une pop souvent trop insipide.

Alors qu’elle livre ici un travail particulièrement chargé, la chanteuse opte pour un visuel des plus épurés. Comme un juste mélange entre les symboliques de Vroom Vroom et Number 1 Angel, le projet invoque de nouveau les codes visuels de son registre – un portrait mettant en avant l’image de la chanteuse – au profit d’une idée : celle d’une nouvelle pop. Ici, et à la différence de son précédent projet, c’est l’identité de la mixtape qui prime, plus que celle de la chanteuse elle-même ; une façon de parodier l’injonction à se mettre en avant en tant qu’artiste – elle se camoufle, le visage dissimulé derrière ses mains –, afin de se défaire, non sans ironie, des codes traditionnels du genre. Toujours le fruit du travail de Timothy Luke, l’image termine de définir la plastique cohérente de l’identité visuelle de la chanteuse, volontairement trop parfaite et monotone.

Exubérante intimité

Logiquement, en 2019 (après un an de répit qui a tout de même vu paraître quatre singles) est venu Charli, consécration attendue où la chanteuse a enfin confronté sa recette au format album, en un exercice voulu personnel. Un projet finalement tristement lourd et inégal (du téméraire « Gone » à l’éprouvant et creux « Blame It On Your Love »), forcément moins audacieux que ses prédécesseurs dont il ne parvient pas à se détacher (le mastodonte « Shake It » ayant été enregistré avec le même casting que celui de « I Got It », pour un résultat en forme de redite sous stéroïdes trop ambitieuse pour être même un plaisir coupable). Plus épars, l’album a toutefois laissé entrevoir de nouvelles têtes à la production, en dépit du fait que les instrumentales aient de nouveau été en grande partie réalisées par A.G. Cook. Il s’agit notamment de celle de Dylan Brady, talentueux musicien (et déjantée moitié du duo 100 gecs qu’il forme avec la non moins explosive Laura Les), dont la tendance à la saturation et l’amour (probable) pour le gabber et les autres musiques de club saturées donnait à voir que le style de XCX reste en permanente mutation.

En conservant une gestion très superficielle (toujours lisse, en surface) de son image, la chanteuse a opté pour l’évidence visuelle : Charli est sa mise à nu, dans une pose statuaire – les bras écartés, les doigts pointés vers l’extérieur et le regard accroché à l’au-delà –, pudiquement parcourue des serpentins digitaux et chromés de la française Inès Alpha (dont le remarquable travail n’est par ailleurs pas sans rappeler l’esthétique de PC Music). Un concept dans la lignée du rapport entretenu par la chanteuse avec les carcans visuels de la musique pop, se prêtant, cette fois, complètement au jeu – peut-être même trop.

Si elle a toujours fait preuve d’une importante productivité (avec l’équivalent d’un projet par an entre 2015 et 2019), personne ne s’attendait à voir Charli XCX revenir avec un nouvel album seulement quelques mois après son précédent effort, qui marquait d’autant plus un moment significatif dans sa « nouvelle » carrière. Mais c’était sans compter sur le caractère de l’année 2020 à bouleverser les plans de tout un chacun. Ainsi, dans le contexte de l’épidémie mondiale de coronavirus et plus particulièrement avec la période de confinement global que sa gestion a imposé, la chanteuse a enregistré un nouvel album. Sobrement intitulé how I’m feeling now, celui-ci a été conçu en un mois (annoncé le 6 avril, paru le 15 mai). Un projet ambitieux, de par la courte durée que s’est imposée XCX, mais aussi puisque celui-ci a été réalisé pour la première fois sans collaboration au chant.

Livrés en plein confinement, les singles laissaient entrevoir l’influence de Dylan Brady sur les nouvelles productions de XCX ; plus stridents que jamais (« claws » et ses beats acérés), presque lo-fi par moments (le glitch bruitiste de « foreve  »), les titres annonçaient un album tordant davantage le cou aux sonorités trop évidentes (« i finally understand », entre chiptune et IDM), mais aussi plus intime. Charli, en documentant son processus créatif (et prétendument collaboratif) au cours de lives donnés en plein confinement, se confiant sur ses angoisses quant au défi de produire un disque sur un laps de temps aussi court, mais aussi quant à sa façon de vivre une situation socialement difficile, est de nouveau sortie de son image de pop star « traditionnelle », pas forcément forte ni toujours sublime comme elle « devrait » l’être.

En résulte un artwork des plus simples, en forme d’autoportrait, allongée dans son lit (un lieu forcément personnel), les cheveux détachés et les yeux presque fatigués. Peut-être l’image la plus jusqu’au-boutiste de la chanteuse, la cristallisant en figure de l’anti-pop star avec laquelle elle a longtemps flirté.

Le son

How i’m feeling now agglomère peut-être au mieux les attentes qui entouraient la parution de Charli. Album à la fois intime, en dépit de l’exubérance des musiques qu’il renferme, il poursuit la démarche subversive de la chanteuse, l’étend même. Car si Charli ne commence que timidement à se détacher d’A.G. Cook – car la rupture finira par devoir arriver –, sa musique semble tendre vers un horizon plus club (les survoltées « anthem » et « visions », qui ressembleraient presque plus à des remixes qu’à des chansons originales) et continue d’étendre les frontières de la pop. Sans donner dans l’excès de démesure imputable à son dernier album, la démarche est d’une persévérance aussi utile que géniale.

Charli XCX (Facebook / Twitter / YouTube)

Charli XCX, how i’m feeling now, Atlantic Records / Asylum Records, 37mn., artwork par Charli XCX