Biga*Ranx — Sunset Cassette


Nous sommes au début des années 2000 et Gabriel Piotrowski, adolescent créatif et préoccupé par des centres d’intérêts qui font de lui, déjà et sans qu’il ne puisse le savoir, un adepte des cultures underground, « gribouille » (comme il le dit lui-même) des images dans son coin. Concrètement ? « Je recherchais de vieilles images, j’en faisais des photocopies avec de vieilles photocopieuses (pour garder le côté fanzine), je dessinais des trucs avec des feutres Posca, avec des bombes de peinture, de la craie. Je scannais le tout, et j’en prenais une photographie. C’est ce genre de trucs que je faisais ».

Art brut et reggae digital

Le jeune Gabriel a une douzaine d’années (en France, c’est donc la période des premières années de collège) lorsqu’il commence à collaborer avec le fanzine La Morille, dans lequel il cale ses premières œuvres, dont il apprend bientôt qu’elles peuvent être assimilées à ce que l’on appelle « l’art brut », soit l’art des personnes exemptes d’une culture artistique « classique », mais qui font de l’art tout de même. Gabriel :

L’art naïf, ça fait partie de moi

Biga*Ranx

« J’ai toujours été dans la BD, et toujours été un fada d’art naïf, d’art brut, de collages. Depuis très jeune, j’aimais bien gribouiller des trucs. Dans La Morille, à douze ans, je faisais des BD à la con.  C’était un fanzine à tout petits tirages, peut-être une centaine d’exemplaires, qui se vendait uniquement chez les libraires du coin. Tout était fait à la photocopieuse, comme les vrais fanzines. J’ai grandi dans le quartier très populaire du Petit Saint-Martin, à Tours, un quartier populaire mais où il y a également plein d’ateliers d’artistes. Dans le quartier, plein de gens faisaient des trucs, ça bougeait beaucoup. Il y avait à l’époque des ateliers de poteries, des litiers, et donc un atelier de BD, qui s’appelait L’atelier Pop. J’allais squatter là-bas quand j’étais petit, et c’est comme ça que j’ai commencé à faire des trucs avec eux. Je faisais des bandes dessinées inspirées de trucs humoristiques, comme ce que peut faire par exemple Manu Larcenet, à l’époque de ses délires pour Fluide glacial ou Bill Baroud (une série parodique de Bob Morane parue entre 1998 et 2002, NDLR), des trucs un peu ke-pun, pas mal crado. Pas de trucs réalistes. L’art naïf, ça fait partie de moi ».

Gabriel n’est pas encore Biga, mais possède déjà cet attrait pour les savoir-faire que les autres n’ont pas l’habitude de pratiquer. Quitte à être soi, autant l’être pleinement ? Gabriel se passionne pour les musiques reggae (sa sœur est une fan de UB40, et il le devient aussi), et s’immerge tellement dans cette culture qu’il se met en tête… d’apprendre le créole jamaïquain ! En Jamaïque, on parle de « patwa », mélange entre l’anglais et des bases de plusieurs langues africaines et ce langage-là, Gabriel ne l’apprend pas dans son lycée du quartier tourangeau du Petit Saint-Martin (l’option « patwa », elle n’est pas disponible partout en France et d’ailleurs, il quittera le lycée dès l’âge de seize ans…), mais de manière pleinement autodidacte, en écoutant Super Cat, Alton Ellis, Vybz Kartel, et quelques-uns des artistes qu’il croisera plus tard dans le documentaire Biga Ranx en Jamaïque. (Nova Production, 2013).

À seize ans donc, Gabriel quitte l’école, fait quelques stages dans des disquaires spécialisés en musique reggae, se met à faire du rub-a-dub (mélange de toasting, soit l’ancêtre du rap, et de riddim, avec mise en avant du duo rythmique basse-batterie). Lors de son premier voyage en Jamaïque, tout change. Il a dix-huit ans, maîtrise donc les bases du patwa et du rub-a-dub, fait le tour des petits studios de la mythique ville de Kingston. Il y rencontre beaucoup de monde, se confronte plus concrètement à une culture dont il raffole, donne des concerts dans des cafés où même les bad boys des quartiers populaires adoubent ce petit blanc à la voix de vieux jamaïcain. Beaucoup de rencontres et une autre, à Paris quelques mois plus tard, qui accélérera le processus : il croise la grande figure du reggae Joseph Cotton en studio et ensemble, ils produisent ce freestyle, « Air France Anthem ». Nous sommes à l’époque des vrais débuts de YouTube et le carton de la vidéo sur la plateforme d’hébergement de vidéos contribue à faire connaître celui que l’on doit désormais nommer Biga*Ranx. Ses trois premiers albums studios, parus entre 2011 et 2015, couronnent le talent d’un garçon qui impression par son flow, sa maîtrise d’un genre musical qu’il pratique comme les deejays de Kingston, son inventivité qu’on appellera bientôt reggae digital.

Niveau visuel, par contre, Biga n’a pas encore tout à fait trouvé sa voix. C’est d’abord un pote de Biga qui s’en occupe, Dizzi.

Niveau inventivité des visuels, par contre et pour les premiers albums de Biga, on repassera. Il a alors peu la main dessus. « Mes trois premiers albums, je les assume moins. J’avais à cette époque des problèmes avec ma maison de disques et je me suis, depuis, anticipé de tout ça. Je suis depuis quelques années dans un délire beaucoup plus indé et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à faire mes propres visuels pour mes disques ».

Je me suis remis dedans plus de dix ans après

Biga*Ranx

Plus de dix ans après l’avoir fait pour un fanzine d’Indre-et-Loire, Gabriel se remet alors à concevoir des visuels qui seront destinés, cette fois, à illustrer les disques de l’une des figures les plus populaires du reggae, dub ou dancehall proposée par un français. Les enjeux, nécessairement, ne sont pas les mêmes. « Je me suis remis dedans plus de dix ans après. J’avais des doutes sur l’exploitation ou non de ces créations pour une pochette de disque. Je me suis dit : je vais faire mes dessins comme je sais le faire, et on verra bien ce que ça donne ! »

Ce que ça donne ? Des images punk, singulières, brutes, et qui donnent effectivement toujours cette impression d’être tout droit issues d’un fanzine distribué à l’arrache à la sortie de concerts convoquant un public de niche.

Des portraits de lui-même, des portraits d’enfants, des maisons dessinées comme le ferait un enfant de six ans, des cassettes audio, le tout encadré par des formes récurrentes et plurielles qui systématisent une belle récurrence visuelle. Comme sur celle de Sunset Cassette, son nouvel album dont la photo de la grimace d’un être qui lui est particulièrement proche (gardons le mystère, parce que c’est la volonté de Gabriel, sur son identité…) est entouré par des personnages étranges et désarticulés qui, ensemble, forment le semblant d’un cadre.

Dans un coin de la tête, Gabriel garde l’art des affichistes polonais, cette école qui, en pleine Guerre Froide, avait fait de l’art de l’affiche une véritable arme de lutte. La subversion visuelle des affichistes polonais en mémoire… et pour ses pochettes à lui ? Biga : « Je dessine de manière très spontanée, ce qui me passe par la tête. Je ne cherche pas du tout à associer à mes pochettes, et globalement aux images que je crées (je fais aussi des tableaux dans le même style), de messages subliminaux. Libre à chacun d’y voir ce qu’il veut ».

Le son

À cette musique reggae, dub, rub-a-dub, (jamaïcaines, en somme) qu’il dévore et assimile depuis son adolescence (il compose, écrit et chante sa musique depuis ses 14 ans…) Biga*Ranx a apporté, au fil des disques (celui-ci est son cinquième album studio) une touche ultra singulière qui ajoute aux effluves de ses cousins jamaïcains des sonorités hip-hop, pop, électronique. On parle souvent, pour qualifier la musique de Biga*Ranx, de reggae digital, et c’est toujours de cela dont il s’agit, même si c’est un reggae bien plus métissé que le terme ne le laisserait d’abord supposer.

À la production, on retrouve une fois encore un certain Telly* (c’est le nom qu’il utilise lorsqu’il s’agit de se faire créditer en tant que producteur…) et un certain Blundetto, avec qui il a déjà souvent travaillé, aux arrangements du disque. Aux featurings, Pupajim (Stand High Patrol), O.B.F Sound Sytem, Sir Wilson, Blakkamoore, et les esprits, toujours vivace, de cette petite île des Caraïbes qui a très vite adoubée ce petit tourangeau passionné par la culture jamaïcaine depuis sa très jeune adolescence…

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Biga*Ranx, Sunset Cassette, 2020, Wagram Music, 37 min. Sortie le 19 juin.

En concert à L’Elysée Montmartre le 28 novembre 2020